Chaque génération de féministes en fait hélas l’apprentissage. De la bêtise, de la manipulation, et pour une part plus réduite, de la saloperie. Le débat qui se joue depuis quelques semaines sur la scène médiatico-politique française en est la démonstration. Une fois de plus en effet il faut entendre ce que Simone de Beauvoir a entendu lors de la publication de son livre Le deuxième sexe dans les années 50, ce que d’autres avant elle avaient entendu, au long des décennies antérieures, ce que comme les autres filles du MLF, j’ai entendu dans les années 70 et que l’on entend encore, au grand étonnement des jeunes et dynamiques féministes d’aujourd’hui : qu’il faut s’en tenir à la nature, qu’oser affirmer qu’il y a une part culturelle et donc construite dans ce qui s’appelle le masculin et le féminin annule la différence des sexes, que l’égalité entre les hommes et les femmes fait perdre à ces dernières leur féminité… Autant de répétitions, décennie après décennie, siècle après siècle !
Il fut un temps où c’était l’absence de corset ou le port du pantalon qui ôtaient aux femmes leur féminité, un autre l’idée saugrenue qu’elles s’étaient mises en tête, devenir par exemple ingénieure, pilote d’avion, polytechnicienne ou chirurgienne…Mais ce qu’elles étaient depuis fort longtemps, parce qu’il y a fort longtemps que les femmes travaillent, par exemple femmes de ménage, paysannes courbées sur les champs, ouvrières à la mine ou à l’usine, toutes ces activités, bien sûr, ne nuisaient pas à leur féminité, et n’annulaient pas la différence des sexes !
Quand même souligner qu’il était difficile de penser en 2014 qu’un projet bienvenu comme les ABCD de l’égalité, et somme toute assez banal quant au fond, allait susciter une telle litanie d’énormités. Projet banal en effet que de montrer non pas qu’il n’y a pas de nature dans le féminin et le masculin, mais de montrer que la nature n’est pas seule en cause, qu’il y a aussi une part importante de social, de culturel, que cette part, construite, varie donc selon les époques et les sociétés, qu’elle n’est pas immuable, qu’il y a donc et c’est heureux plusieurs manières d’être petite fille et petit garçon, femme et homme. Ou pour le dire autrement et encore plus banalement qu’une petite fille qui a envie de courir, jouer au football, grimper aux arbres et s’amuser avec des autos miniatures n’est pas forcément un garçon manqué et qu’un petit garçon qui a envie de jouer à la poupée ou à la dinette n’est pas forcément une « femmelette ». Ces ABCD ajoutent que la différence des sexes ne justifie pas la hiérarchie des sexes et que certains a priori sur la féminité et la masculinité – a priori qu’on peut aussi appeler préjugés, stéréotypes – peuvent produire des blessures, des souffrances, des discriminations.
Les dénonciateurs de ces ABCD et qui veulent leur suppression, affirment qu’ils ne sont pas contre l’égalité entre les filles et les garçons. Pas contre l’égalité, il se peut. Mais contre la liberté, sûrement.
Reprécisons : la question des femmes ne renvoie pas seulement à l’égalité avec les hommes, qui, depuis plusieurs années, semble être devenu le discours incontournable des droits des femmes, voire d’une bonne partie du mouvement féministe. Egales bien sûr, les femmes doivent l’être. Mais l’égalité ne suffit pas. L’égalité ne vaut pas émancipation. A l’égalité il faut ajouter la liberté. Et c’est précisément parce qu’il y a deux sexes, et c’est précisément parce qu’il y a de la différence, et parce que oui une part de cette différence est irréductible -et dire cela n’est pas naturaliser, ni même essentialiser le féminin-, que la liberté est nécessaire, indispensable.
Par quoi les féministes des années 70 ont-elles commencé ? Par la maitrise du corps. Par la liberté du corps. Contraception, droit d’avorter, lutte contre le viol, parce qu’il y va de la liberté des femmes, liberté insupportable à certains. Je devrais dire à beaucoup.
Or il est intéressant de constater que ces mots, liberté, libération, émancipation ont quasiment disparu, lorsqu’il est question des femmes, en particulier dans les instances gouvernementales, ou dans les organisations européennes, internationales, multilatérales. Il est dit et écrit « égalité entre les femmes et les hommes », mais pas « liberté des femmes ». « Liberté, ça choque trop » m’expliquait il y a peu un diplomate français. J’ajoute que le mot « genre », ce mot qui excite tant certain-es en France, est jugé aussi dans nombre de pays et dans la plupart des réunions internationales comme plus acceptable, plus modéré en quelque sorte que d’autres mots, considérés presque comme des gros mots, tels libération des femmes ou féminisme. Et d’une certaine manière, ce n’est pas faux. Car le « genre » ne suffit pas à rendre compte de la domination, de la marchandisation des femmes, de leur contrôle.
Mais ces stratégies de dissimulation n’évitent rien, Les religions d’ailleurs ne s’y sont pas trompé, ne s’y trompent toujours pas et font alliance. Hostiles à cette maîtrise par les femmes de leur corps, à cette liberté des femmes ainsi qu’on le voit aujourd’hui, qu’il s’agisse, pour ne prendre que ces deux exemples, de l’avortement ou du voile.
Pour en revenir à ces ABCD expérimentés dans quelques écoles françaises, ils auraient dû s’appeler « ABCD de l’égalité et la liberté ». De les avoir mal nommés n’a pas empêché les cris d’orfraie. Pour la suite, il faudra oser mettre la carte sur la table, c’est-à-dire la carte de l’émancipation réelle qu’il faut concevoir comme Pierre Mendès France concevait la République, « éternellement révolutionnaire à l’encontre des inégalités, de l’oppression et de la misère, de la routine, des préjugés et éternellement inachevée tant qu’il reste des progrès à accomplir ».