Laissons de côté le lieu commun national tant débattu, à savoir si, oui ou non,
il faut laisser de telles multitudes d’étrangers pauvres venir atterrir sur nos
rivages américains; laissons-le de côté, mais avec cette pensée que, s’ils ont
pu arriver jusqu’ici, c’est qu’ils avaient la permission de Dieu de venir, même
s’ils apportent toute l’Irlande et sa misère avec eux.Car le monde tout entier
est le patrimoine du monde entier. Mais laissons tout cela, et voyons un peu
de quelle meilleure façon les émigrants peuvent venir ici, puisqu’ils y
viennent et qu’ils veulent y venir.
Depuis peu, une loi a passé au Congrès, réduisant le nombre des émigrants à
admettre, proportionnellement, à bord des navires. Si cette loi était appliquée,
beaucoup de bien pourrait s’ensuivre; et il y aurait beaucoup de bien fait,
aussi, si la loi anglaise était également appliquée, qui fixe la quantité
minimum de vivres que doit emporter tout émigrant embarquant à Liverpool. Mais
il est difficile de penser que l’une et l’autre de ces lois soient réellement
observées. De toute façon, aucune législation, même de pure forme, ne touche à la triste
condition des émigrants. Quelle ordonnance rend obligatoire, pour un capitaine
de navire, de fournir un logement aux passagers d’entrepont, de leur donner de l’air et de la lumière dans ce trou infect, où ils sont emmurés pendant toute la durée du passage à travers
l’Atlantique ? Quelle est ordonnance qui le contraint à placer la popote – ou
fourneau d’entrepont – dans un lieu abrité et sec où ils puissent faire leur
cuisine pendant un gros temps ? Non, il n’existe pas de loi pour ces
choses. Et s’il en existait, qui s’inquièterait de les voir appliquées ?
Nous daubons sur les Turcs et nous abhorrons les cannibales ; mais est-il très
impossible que certains d’entre eux soient admis au Ciel avant certains
d’entre nous ? Est-il très impossible que nous ayons des corps de civilisés, et
pourtant des âmes de barbares? Nous sommes des aveugles devant les spectacles
vrais de ce monde; des sourds devant sa voix; des morts devant sa mort. Et ce
n’est que lorsque nous aurons compris qu’une seule souffrance pèse plus que dix
mille joies, que nous serons devenus ce que le christianisme s’efforce de faire
de nous.”
Herman Melville : “Redburn ou Sa première croisière”, p.438-439.
Traduction Armel Guerne. Folio Gallimard, Paris 1976.