J’ai signé l’une des pétitions de soutien à Robert Redeker, celle qui émane de Respublica. Je juge nécessaire de donner cette précision car à mes yeux, toutes les pétitions qui circulent sur le sujet ne se valent pas. Et même, dans la pétition de Respublica, certaines phrases me déplaisent. Quoi qu’il en soit, on aimerait bien qu’un soutien à Redeker ne soit pas taxé d’islamophobie. On aimerait aussi qu’une prise de distance avec le contenu de son article du Figaro et au-delà avec sa conception du rôle d’un intellectuel (telle qu’elle transparaît à travers certaines de ses tribunes) ne soit pas considérée comme une caution apportée aux lanceurs de fatwa.
S’il faut en effet soutenir inconditionnellement Redeker, compte tenu des menaces qui pèsent sur lui, (je suis d’accord avec ce que les pétitions et les divers textes parus sur le sujet disent quant à la laïcité, au droit de soumettre un texte religieux à la critique, au droit au non respect des religions etc.), j’estime cependant qu’il faut défendre le droit à exprimer publiquement des réserves quant à ce qu’écrit et pense quelqu’un, même si cette personne est obligée de se cacher pour échapper à des menaces. Car il y a aussi – et bien évidemment je ne la mets pas sur le même plan que les menaces de mort – de l’intimidation du côté de ceux qui veulent faire croire que toute réserve à l’égard de l’article de Redeker est ipso facto une caution donnée à l’intégrisme et au terrorisme.
Cet épisode Redeker me paraît comme d’autres avant lui et (malheureusement et probablement) d’autres après, renvoyer à quelques interrogations et notamment celles-ci :
1 Compte tenu du fonctionnement de la plupart des médias, faut-il, pour parvenir à faire publier un texte, ou pour être invité sur un plateau de télévision, accepter de jouer le jeu, durcir le trait, surligner les phrases, sombrer dans la caricature, abandonner toute nuance ? N’y a-t-il pas là un risque majeur non seulement pour ce qu’un intellectuel se doit à lui-même – et a fortiori un philosophe – mais plus grave encore pour la pensée, la raison, le débat démocratique ?
2 L’intégrisme islamiste est une réalité, et après tout qu’il ait un lien substantiel ou non avec l’islam, je suis bien incapable de le dire et cette question me paraît à la fois intéressante et secondaire. (Je me souviens avoir dans une vie antérieure souvent débattu de la question de savoir si Staline était contenu dans Lénine et les deux dans Marx mais au fond pour le type jugé lors des procès de Moscou ou pour celui qui était expédié au goulag, la question pouvait être intéressante mais en effet secondaire).
Cette montée de l’intégrisme islamiste a des effets terribles pour pas mal d’hommes et de femmes du monde entier et d’abord pour celles et ceux qui vivent dans des pays musulmans ou qui sont musulmans. Et l’objectif est bien de savoir comment endiguer son développement.
3 Je ne prétends évidemment pas avoir la réponse (d’autant que les paramètres d’analyse sont multiples) et je tâtonne, sans doute comme beaucoup. Cependant, dans ce tâtonnement, je crois qu’il faut garder quelques balises. Au niveau modeste où je me situe, sur la scène française, j’en vois au moins trois : être vigilant dans les alliances politiques et/ou idéologiques, faire cesser ce qui aide les intégristes à passer pour des sauveurs (le racisme, l’exclusion, l’enfermement, le mépris etc.), ne pas confondre fermeté et stigmatisation.
Mais ferme, évidemment, il faut l’être. Encore faut-il se donner les outils de la fermeté. Le fait-on ? Pour m’arrêter un instant sur un domaine que je connais un peu, celui de l’institution scolaire, j’en doute. Comme cela commence maintenant à se savoir, le port du voile – très réduit désormais depuis le vote de la loi l’interdisant – n’était que la plus visible des manifestations mettant en cause la laïcité. D’autres existent, maintenant bien répertoriées, mais dont l’ampleur, elle, n’est pas mesurée, comme la difficulté – et parfois l’impossibilité – à traiter, en classe, certains auteurs (par exemple Voltaire, Rousseau…), certains textes (par exemple Le Tartuffe ou madame Bovary), certaines périodes ou événements historiques (par exemple la construction des cathédrales ou le génocide des Juifs, la guerre d'Algérie). Ou encore le refus de participer à certains enseignements (éducation physique et sportive, sciences de la vie et de la terre, notamment). Ou encore l’exigence que soient respectés certains interdits religieux liés à la nourriture. Ou encore le refus de certaines mères de famille d’être reçues par des enseignants du sexe masculin. Ou encore l’intimidation qui s’exerce à l’égard de ceux qui, musulmans, ne respectent pas, ou pas assez certains rites religieux. Ou encore – ou surtout – les pressions qui pèsent sur les jeunes filles (impossibilité de porter une jupe, un pantalon moulant, mise sous surveillance, contrôle moral)…
Ces phénomènes, désormais évoqués dans un certain nombre d’enquêtes ou ouvrages, j’ai eu à les connaître lorsque j’ai contribué avec d’autres, au rapport de l’inspection générale de l’éducation nationale, « signes et manifestations d’appartenance religieuses », rapport rédigé en 2004 et qui n’a été rendu public par le ministère de l’éducation nationale qu’en 2005.
Ce rapport, outre ce qu’il décrit des phénomènes observés dans certains établissements, souligne l’espèce de silence, presque d’omerta qui règne sur ces questions, l’isolement des personnels, leur désarroi, leur difficulté à en parler et surtout à y répondre. Pour ma part j’ai été étonnée, lors de visites d’établissements, de constater que des professeurs parlaient pour la première fois entre eux de ce qui se passait dans leur classe – pour prendre conscience que tels ou tels élèves interpellaient de la même manière le professeur d’histoire, de français ou de science – et qu’il fallait que je sois là à les interroger pour que cette prise de conscience s’opère et que le dialogue s’instaure.
Ce rapport fait aussi un certain nombre de propositions, de bon sens, destinées précisément à aider ces personnels (mutualisation des expériences, échanges de pratiques, traitement de cette thématique dans les formations initiales et continues des professeurs, des chefs d’établissement, des inspecteurs…) et surtout à organiser une réponse de l’ensemble de l’institution.
Bref les phénomènes sont identifiés, l’alerte est donnée, quelques solutions sont esquissées. En fait-on quelque chose ? Non. Aucune mesure véritablement à la hauteur du défi n’a été prise, aucune impulsion n’a été décidée pour un traitement collectif, organisé et piloté de ces questions, et aucune veille n’a été mise en place. Pour être franche, je ne sais même pas à quoi attribuer cet abandon. A la paresse ? A l’inconscience ? A la lâcheté ? A l’indifférence ?
Cf. Sur le même sujet le bel édito de Jean Daniel dans le Nouvel Observateur de cette semaine.