Les gilets jaunes et leurs soutiens étouffants

ignore bien sûr la suite de l’entreprise « gilets jaunes ». Mais pour m’en tenir à ce qui se passe depuis presque 3 semaines, il faut noter qu’ils ont accompli une sorte de miracle qui n’est pas loin d’avoir des allures de cauchemar : recueillir le soutien de courants politiques, de médias, de sites, de personnes qui sont en désaccord sur à peu près tout, ou qui le prétendent, mais qui ont décidé de se colorer en jaune.

Ainsi soutiennent les gilets jaunes à la fois Mediapart et Causeur, Le Figaro et l’Humanité, Regards et Eléments, Marianne et Le Point, Laurent Wauquiez et François Hollande, Marine le Pen et Jean-Luc Mélenchon, Alain Finkielkraut et Emmanuel Todd, Michel Onfray et Edwy Plenel, Jean-Claude Michéa et Olivier Besancenot pour ne citer que ceux-là.

Je me demande bien ce que Laurent Wauquiez, qui a été élu député pour la première fois il y a 14 ans et qui a été ministre à plusieurs reprises sous Sarkozy a fait dans sa déjà longue carrière politique pour les femmes et les hommes aux fins de mois difficiles dont il se sent aujourd’hui très solidaire. Même question à propos du Figaro qui a été si vif à se revêtir de jaune !

Quant à Jean-Luc Mélenchon, jaune lui aussi de haut en bas, faut-il lui rappeler que la financiarisation de l’économie, la dérégulation, l’Europe néolibérale comme il aime à la dénoncer n’ont pas commencé il y a dix-huit mois mais que le processus a été largement entamé du temps où François Mitterrand auquel il voue une si grande admiration était président de la République et s’est poursuivi quand lui-même était ministre.

Bref les difficultés que les gilets jaunes s’emploient à rendre visibles sont anciennes et n’ont fait que s’amplifier année après année, gouvernement après gouvernement, présidence après présidence. Chômage, précarité, suppression des commerces de proximité dans les bourgs et même les petites villes au profit, au sens propre du terme, des propriétaires et actionnaires des hyper et des super, fermeture des hôpitaux, des écoles, des maternités, des bureaux de poste, suppression des gares et des trains etc. Rien de tout cela n’a commencé en mai 2017. Pas plus que la course aux profits, l’évasion fiscale, les salaires exorbitants de certains PDG, la précarité du salariat, la stagnation des salaires, les inégalités croissantes… Il n’est pas certain non plus que François Hollande soit le mieux placé pour s’afficher en donneur de leçons.

C’est au dernier arrivé, Emmanuel Macron, qu’il est demandé de payer la note. Des raisons ont été avancées : son arrogance, sa certitude d’avoir raison, ses formules méprisantes, sa manière de prendre les autres pour des idiots, sans doute aussi l’hubris qui a dû le saisir après son improbable élection. Ajoutons qu’il a décidé de verser la dernière louche dans la soupière, non pas avec l’augmentation de la taxe carbone décidée avant son élection mais avec la double erreur de suppression de l’impôt sur les grandes fortunes « en même temps » par exemple que l’augmentation de la CSG pour les retraités, y compris modestes ou d’autres mesures de ce type. Il est étonnant et surtout étrange qu’un homme qui a dans sa jeunesse travaillé quelque peu avec le philosophe Paul Ricoeur ait sous-estimé à ce point le poids du symbolique ! Cette erreur – qui est une faute – lui revient en pleine figure, ce qui ne devrait pas le surprendre. A l’heure des réseaux sociaux, c’est-à-dire à l’heure de l’horizontalité, (qu’on la déplore ou qu’on s’en félicite) la verticalité jupitérienne, ne peut pas fonctionner comme dans la mythologie grecque où les dieux, y compris le premier d’entre eux, avaient le droit de faire un tas de bêtises !

Peut-il se corriger, proposer une autre politique, recoller les morceaux ? Je l’ignore.  Et est-ce bien l’enjeu ? Il est clair que la révolte actuelle signifie le rejet d’un système économique et social injuste, inégalitaire, écrasant. Mais il est clair aussi que bien des gens, derrière leur soutien affiché aux gilets jaunes, mitonnent leur petite soupe dans leur petite marmite. Bien des courants politiques et idéologiques sont à l’affut, et pas forcément pour le meilleur.

Constater que Mélenchon et le Pen réclament de concert la dissolution de l’Assemblée nationale et voir des militants de La France insoumise au coude à coude avec ceux du Rassemblement national dans des manifestations, sur des ronds-points ou dans des blocages d’autoroutes ne me remplit pas d’enthousiasme, pas plus que de voir l’antisémite Alain Soral en gilet jaune sans que cela semble perturber les autres. Et entendre l’un des porte-paroles (désigné ou auto-proclamé comment le savoir) réclamer sur Europe1 la nomination « d’un homme à poigne au gouvernement, par exemple le général de Villiers” n’est guère rassurant !

Je sais qu’il est interdit d’évoquer les années 30 du siècle dernier mais juste en passant je rappelle que les alliances d’une certaine gauche et d’une certaine droite ont bien alors été nouées pour déboucher sur le fascisme français, comme le montre fort bien Zeev Sternhell dans son livre « Ni droite ni gauche ».  Des similitudes de langage actuellement en vigueur, par exemple pour Natacha Polony, de Marianne, les gilets jaunes sont « une insurrection démocratique » et pour Mélenchon une « insurrection citoyenne », ne doivent pas masquer que les soutiens s’apparentent à une auberge espagnole où chacun arrive avec sa besace, son manger et les bénéfices éventuels à tirer de l’affaire. Brefs les instrumentalisations sont nombreuses et multiples.

A noter d’abord l’occasion de régler quelques comptes. Ainsi Onfray, en jaune lui aussi, juge que le premier homme politique à vider est Mélenchon, tandis que Michéa se réjouit du « mouvement révolutionnaire » en cours. Mais son soutien est le masque de la haine qui court dans tous ses livres et il pratique l’amalgame comme à l’accoutumée, et met dans le camp des Versaillais, oui des Versaillais, vous savez ceux qui massacraient les Communards, notamment Besancenot, Autain, Fassin, ou  Hamon.

Un mot rassemble aussi, le mot « peuple ». Les gilets jaunes affirment être le peuple, parler au nom du peuple, vouloir le bien du peuple, le pouvoir du peuple… Et celles et ceux qui les soutiennent le font aussi, comment en douter, pour le peuple, son bien, son pouvoir etc.

Sauf que chacun a sa conception du peuple. Plenel plaide comme à l’accoutumée pour « les causes communes de l’égalité » sans reconnaître que les luttes antidiscriminatoires peuvent avoir leurs dérives. Finkielkraut, lui, est ravi de constater que son peuple à l’ « identité malheureuse » est enfin sorti de son silence, pas seulement par « insécurité économique » mais aussi par « insécurité culturelle » alors que justement ce thème a été fort peu avancé par les gilets jusqu’à présent. Il se réjouit qu’il ne soit pas question des « quartiers sensibles », quel soulagement pour lui, ni de la « diversité », affirmait-il dans une émission de C News face à la jeune porte-parole Priscilla Ludosky qui n’en demandait pas tant ! J’ajoute que notre académicien se réjouissait que de nombreuses femmes se soient mises à porter des gilets jaunes mais c’est pour les opposer aussitôt aux détestables féministes qui défilaient elles aussi dans les rues le 24 novembre, pour, affirme-t-il,  « le droit d’avorter où je veux, quand je veux ».  Bizarre quand même qu’il sorte ce genre de slogans alors qu’il n’était pas question de l’avortement mais des violences sexistes et sexuelles !

Mais opposer les un.es aux autres est devenu une rengaine. Il faut en effet faire un sort à ces discours qui, chaque année un peu plus, tiennent lieu de pensée, dont les auteurs aiment à se présenter comme des victimes de l’idéologie dominante alors qu’ils sont devenus les fabricants d’un prêt à penser majoritaire qui nous est donné à lire et à entendre ad nauseam et qui fonctionne dans un registre binaire : centre/périphérie, élites/peuple, bobos/beaufs-ploucs, ou, plus chic, anywhere/somewhere…

Comment ne pas remarquer que ces oppositions sont maniées par des journalistes, des intellectuels, des députés, des sénateurs, des chroniqueurs, des universitaires qui dénoncent à longueur de journée les-élites-qui-ne comprennent-pas-ou qui-méprisent-le-peuple. Mais eux, bien sûr, ne font pas partie de ces exécrables élites. Car « les élites », comme « les bobos » d’ailleurs, ce sont les autres, forcément les autres !

Quant au peuple, il convient de le réduire aux habitants des zones rurales ou des périphéries lointaines, qui seraient tous en difficultés, comme si personne ne s’en sortait dans « les territoires », comme s’il n’était jamais possible de voir un 4X4 rutilant dans les campagnes ! Et tous les habitants des grandes villes ou des banlieues qui leur sont proches eux, ne seraient que des bobos circulant à trottinette, des « branchés mondialisés » qui prennent l’avion chaque week-end ! Ainsi les femmes et les hommes entassés à Paris et autour dans des métros et des RER bondés, ou qui attendent interminablement matin et soir des bus qui n’arrivent pas, ou qui se sont endettés pendant des décennies pour avoir un logement (petit souvent) qui ne serait pas trop loin d’une école ou d’une crèche, même s’il est éloigné de leur lieu de travail, ne feraient donc pas partie du « peuple » !

A quoi sert cette conception si restrictive du peuple sinon à manier des oppositions stériles, aussi stériles d’ailleurs que celles qui opposent les Blancs et les non-Blancs, les « de souche » et les « pas de souche ». Sinon à entretenir un climat de ressentiment, de haines, à attiser les replis et les rivalités identitaires peu propices à un projet démocratique et émancipateur.

S’ils veulent être porteurs – et d’autres avec eux – d’un tel projet, les gilets jaunes doivent résister à ces manœuvres. Mais est-ce bien ce qui se dessine ? Les « gilets jaunes » de bonne volonté – et je ne suis pas certaine que tous le soient- ceux qui en effet se sont lancés dans une lutte pour une vie moins difficile et plus digne, sont en passe d’être étouffés par leurs si nombreux, si contradictoires, si manipulateurs et si peu désintéressés soutiens.

 

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