A propos de l’identité nationale Janvier 2010

Quelques pages extraites de mon livre paru en 2008: "L'arrivée de mon père en France" 

Et bien plus tard, tant d’années après l’enfance, alors que l’on venait de s’engager dans les deux dernières décennies du vingtième siècle, une ancienne rengaine fut remise au goût du jour. A nouveau on se mit à entendre ce que d’autres avaient entendu avant-guerre, dans les années trente du même siècle, oui à nouveau, comme dans les années trente, des voix s’élevèrent pour dénoncer ceux qui volent-le-pain-et-le-travail-des-Français, pour affirmer que l’identité nationale était menacée, pour décider ce qu’était être français.

Cela commença par un murmure, du côté de Dreux, beffroi 12 ème siècle, église Saint-Pierre du 13ème, chapelle royale Saint-Louis du 19 ème, rues pittoresques, maisons à pan de bois… Et en surplomb, sur les plateaux, des cités aux noms bien de chez nous, Les Chamards, Les prod’hommes, Le lièvre d’or, cités, tours, HLM, et dans ces HLM, des travailleurs, des ouvriers, pas bien riches, qu’ils soient français ou pas français. Sur les plateaux en effet, loin du Dreux de l’histoire de France, aussi des travailleurs immigrés, pas de ceux que des passeurs ont foutu sur un bateau qui s’échouera sur une île italienne ou espagnole, non, des types que les usines avaient fait venir par trains et camions, Renault, Philips, Radiotechnique… Alors ils étaient venus, de Turquie, du Maroc, d’Algérie, de Tunisie. Venus et restés.

Un murmure né du côté de Dreux, qui peu à peu s’amplifia, s’étendit, prit de l’importance, s’empara de beaucoup, sinon de tous. Les titres racoleurs ou intimidants, les interrogations pour effrayer, les analyses simplistes trouvèrent de la place, magazines, journaux, tracts, débats télévisés, campagnes électorales : Serons-nous encore français dans trente ans ? Jusqu’où ira la  colonisation de la France ? Qu’est-ce qu’être français ?

Ils faisaient semblant de poser la question, mais ils avaient la réponse. En vérité, ils ne se demandaient pas ce qu’est « être français », ce qu’est « l’identité française », ils voulaient surtout désigner ceux qui à leurs yeux n’étaient pas français, pas vraiment français, pas assez français, même s’ils étaient nés en France.

 Oui vinrent ces années qui furent pour elle assez terribles, un moment qui arriva sans qu’elle l’ait vu venir, sans qu’elle s’y attende. Elle n’attendait pas, en effet, qu’une extrême droite renaisse en France, quelque chose qu’on s’est mis à appeler « extrême droite » faute de mieux, faute d’une meilleure dénomination pour désigner ce mélange de vieux briscards de l’Algérie française, de tortionnaires de bicots, de nostalgiques de Vichy, de contempteurs de juifs et de francs-maçons agglutinés dans le Front national et maqués avec des types plus jeunes, « droite nouvelle », « nouvelle droite », des types hostiles au mélange, des types qui pensaient à la pureté, qui ne pensaient qu’à ça, pureté des races, des pays, des continents, pureté des différences.

Le débat alors reprit. Un débat ancien, un questionnement de décennies antérieures, d’avant-guerre. Etait-on français par le sang ? Par la naissance en France ? Par une ancienneté de présence sur le territoire hexagonal ? Par la maîtrise d’une langue et d’une culture ? Par l’adhésion à des idées ? A des valeurs ? A des principes ? Fallait-il faire la preuve de quelque chose ? Fallait-il prouver sa francité, montrer qu’on était français de part en part, à part entière, pas aux trois quart, pas aux deux tiers ? Français sans mélange, sans quelque chose venu d’ailleurs, de l’étranger.

Etranges étrangers, dit Prévert.

Et elle, dans cette décennie quatre-vingt, de s’apercevoir que ces questions « qu’est-ce qu’être français ? » ou « qu’est-ce que l’identité nationale ? », elle ne se les était jamais posées.

L’expression elle-même, identité nationale, ne faisait pas partie de son registre, elle qui, durant les années de sa jeunesse, s’était enflammée pour l’internationalisme prolétarien, elle qui, sa vie entière jusqu’à ces années quatre-vingt, n’avait pas défini les autres, ne s’était pas définie elle-même, à partir d’une nationalité, mais à partir d’idées, de prises de position, d’engagements. Française, certes, elle l’était, mais cette qualité était une donnée dont elle n’était pas responsable, sur laquelle elle ne pouvait rien, alors que les idées, les choix politiques, idéologiques, culturels, les manières de vivre, d’être débout, d’être courageux ou lâche, digne ou indigne, oui, sur cela elle pouvait peser. Et ces enjeux importaient plus que la nationalité.

Quand des salopards, redressant la tête, se mirent à faire la distinction entre les Français de souche et les pas de souche, à affirmer que les pas de souche menaçaient l’identité nationale, elle fut d’abord étonnée. Le mot est trop faible, plus qu’étonnée, incrédule, n’en croyant pas ses yeux et ses oreilles. Comment une extrême droite renaissante ? En France ? Dans les années 80 ? Etait-ce possible ? C’était non seulement possible mais réel.

Bien sûr, elle le savait, ce n’était pas ceux d’origine italienne, ou espagnole ou polonaise qui étaient visés, ceux-là, ils s’étaient intégrés, ils avaient fait souche. Et puis ils étaient européens. Mais eux aussi, dans les années trente, ils avaient été présentés et perçus comme une menace, venaient du Sud et de l’Est, d’Italie, d’Espagne, de Pologne, crasse napolitaine, tristes puanteurs slaves, polaks mités, affreuse misère andalouse, mots de Gringoire, mots de l’extrême droite de l’époque… D’eux aussi, on avait dit qu’ils menaçaient l’identité nationale. A chaque fois d’ailleurs on le dit, à chaque fois qu’il est arrangeant, profitable de transformer un problème politique, social surtout, en question identitaire. Et d’aviver le prurit xénophobe.

Dans les années quatre-vingt, ceux qui ne pourront jamais s’intégrer, venaient toujours du Sud et de l’Est, mais encore plus au Sud et encore plus à l’Est, de l’extrême est de l’Europe, ou d’Asie, surtout d’Afrique, Afrique du Maghreb ou Afrique subsaharienne, oui c’étaient surtout ceux-là, des Noirs, des Arabes, de surcroît musulmans, qui menaçaient la France, son identité, qui la menacent toujours, à en croire certains.

« Serons-nous encore français dans trente ans ? » demandaient-ils, un brin provocateurs. Trente ans plus tard, nous y sommes, enfin presque, nous y sommes, j’y suis, les  ratiocinations ont continué, ont fait leur chemin, dans ces années où j’ai eu quarante ans, puis cinquante, puis soixante. Presque un quart de siècle qu’il faut entendre les malfaiteurs de la pensée et du langage, malgré des tentatives pour résister, riposter, répondre, critiquer, démonter les discours et les arguments, supporter encore les démagogues et les manipulateurs, malgré les livres, les colloques, les manifestations, les meetings. Tout cela en vain, tout cela pour faire le constat d’une défaite idéologique quasi totale.

Est venu le temps d’une campagne électorale, de président de la République à choisir, au printemps 2007. Pas de travail, pas d’augmentation de salaire, pas de perspective pour les enfants, plus d’ascenseur social, des restructurations, des délocalisations, et les golden parachutes, et le CAC 40 qui monte mais pas pour toi, tiens, tu reprendras bien un coup d’identité nationale et d’immigrés qui la menacent, un coup de fierté d’être français, un coup de la France tu l’aimes ou tu la quittes, slogan né dans les rangs du Front national et repris par le ministre de l’Intérieur devenu candidat à la fonction suprême. Mais depuis quand est-on obligé d’aimer la France ? Est-ce qu’un bon français doit aimer la France ?  Et quelle France ? Celle de Londres ou celle de Vichy ? Celle de de Gaulle ou celle de Pétain ?

Accablement et colère. Et tristesse. Surtout. Commencer ainsi le 21 ème siècle ? Avec ces mots de haine, qui prétendent rassembler alors qu’ils séparent, divisent, des mots de violence, des mots pour faire dresser les uns contre les autres les hommes et les femmes qui vivent en France. Avec la répétition de ces conneries, je ne trouve pas d’autre terme pour qualifier ce nationalisme populiste qui rend plus honteux que fier d’être français.

Le candidat est devenu président, et il existe, au sein du gouvernement français, un ministère de « l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du co-développement ».

J’avoue ne pas bien comprendre le sens exact de cette appellation, de ce lien institutionnellement établi entre « immigration » et « identité nationale ». Cela signifie-t-il que l’immigration fait partie de l’identité nationale, en est une composante ? Ou au contraire qu’elle la menace, la pervertit, la pollue ? Ou bien encore cela indique-t-il que, dans la France de cette première décennie du 21 ème siècle, un ministre, un ministère, un gouvernement vont dire, vont nous dire à nous les gouvernés, ce qui est conforme à l’identité nationale et donc aussi ce qui ne l’est pas ? Vont-ils nous le dire pour aujourd’hui ? Pour hier ? Pour demain ? L’identité nationale serait-elle devenue, en France, de la responsabilité de l’Etat ? Cela est en effet déjà produit dans l’histoire française. C’était sous Vichy.

Alors l’identité nationale, j’y arrive, ou plutôt non, je n’y parviens pas, tant je suis incapable de dire ce qu’est l’identité française, incapable de la définir, d’en tracer les contours. Je ne sais ce qu’est l’identité française, ou plutôt je sais qu’elle est d’une infinie multiplicité, et que ceux qui prétendent en avoir une idée claire et donc limitée, racontent des bobards. Mais je peux tenter de dire ce qui m’a fait, ce qui me fait, moi, française. La langue, bien sûr, langue maternelle, effectivement bien nommée, puisque le français n’est pas la langue de mon père, du moins pas sa langue maternelle à lui. La langue et des paysages, mais d’une telle variété qu’ils sont, ces paysages, aussi bien allemands ou suisses ou italiens ou espagnols. J’ajoute des habitudes qui engendrent des manières en effet spécifiques, de vivre, de manger, de chanter… Elles s’installent d’elles-mêmes, si l’on est né en France, mais si l’on vient y vivre plus tard, elles peuvent s’acquérir. Et là encore, on ne peut qu’en souligner la grande diversité du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest.

Ce qui, par-dessus tout, m’a faite, me fait française, ce sont des événements, des figures, des textes, de la littérature, des chansons, des histoires, de l’Histoire. Alors oui, française parce que Vercingétorix, parce que, parce que Jeanne d’Arc, parce que la Saint-Barthélemy, parce que le Roi soleil, parce que Marat dans sa baignoire, parce que les soldats de l’an II, parce que Bonaparte à Arcole, parce que Jean Valjean, Cosette et Waterloo, morne plaine, parce que Corneille peint les hommes tels qu’ils devraient être et Racine tels qu’ils sont, parce que la faute à Voltaire et la faute à Rousseau, parce que Sous le pont Mirabeau, parce qu’A l’ombre des jeunes filles en fleur… Française aussi parce qu’A la claire fontaine, parce que Le temps des cerises, parce que tous les garçons et les filles de mon âge, parce que Ce soir je serai la plus belle pour aller danser, é,é,é

Je pourrais décliner à l’infini la liste de ce qui m’a façonnée, française, dans mon corps, mes goûts, mes façons d’être et de vivre, mon intelligence, mon âme. Mais les quelques références énoncées ci-dessus, dont la liste encore une fois pourrait être tellement plus longue, sont, aujourd’hui étrangères ou peu connues d’un grand nombre de Français, même s’ils sont nés, s’ils ont été élevés et scolarisés en France. Un élève des temps présents  peut en effet arriver au bac sans jamais avoir entendu parlé de Marat ou sans avoir été invité une seule fois à se demander ce qui différenciait Racine de Corneille ! Exemples parmi d’autres.

Donc ce qui me fait, moi, française, ne joue pas pour d’autres. Pour d’autres, ce sera la pétanque, ou le pastis, ou les frites, ou la baguette, ou le béret, ou le rap, ou Qui veut gagner des millions

Française, à cause de ces héros jadis présents dans les livres d’école, ou française dans la magie d’un vers du vieil Hugo, ou dans une chanson de la jeunesse ou dans le goût d’un matin d’été sur un rocher d’Ouessant ou au large de Porquerolles. Française dans cela que j’ai aimé, que j’ai respiré, parlé, dans ce que j’aime encore, que j’aime toujours. Mais tant d’autres choses aussi m’ont enchantée, me font être ce que je suis, tant d’autres mots et tant d’autres livres, venus d’autres horizons, d’autres rivages, d’autres langues.

Française parce que je suis née en France et que j’y ai grandi, le sang n’y étant évidemment pour rien. Je suis faite aussi de ce père resté italien. Et qu’il n’ait jamais su écrire le français, que ma grand-mère paternelle ait à peine su le parler, qu’au delà des Alpes il existe une part de moi-même ne m’a jamais rendue étrangère à la France.

 

D’autres aussi peuvent être français autrement, se glisser dans la France et faire glisser la France en eux, même s’ils n’y sont pas nés, même s’ils y sont « de fraîche date », pour reprendre cette expression du Front national et la revendiquer, le « frais » pouvant valoir davantage que le « ranci » et le « rassis ». L’humus se constituerait peu à peu, d’une autre manière, agrégeant cette France-ci et cette France-là, pour peu que l’on veuille, pour peu qu’on ait le désir de nouer les chemins déjà tracés et ceux qu’il faut encore dessiner.

Au fond cette question tant agitée depuis un quart de siècle de l’identité, cette injonction à se définir, à dire ce que l’on est, à donner furieusement ses appartenances, comme s’il fallait être un, uniforme, m’ennuie. Ne sommes-nous pas plusieurs fils, qui se mêlent, s’entrecroisent, font ce tissu subtil qu’est un individu singulier, mélange de sang, d’histoires, de cultures, de ce qui est déjà là, de ce qui est conquis, de ce qui est créé, de ce dont aussi il faut s’émanciper. Individu singulier, à jamais unique. Individu aussi ancré dans les autres, dans l’universel, dans ce qui traverse tous les êtres humains.

Sur présentation du ministre de l’immigration etc. le Parlement français a voté une nouvelle loi sur l’immigration. Laquelle a créé un « test linguistique ». Pour rejoindre un membre de sa famille déjà installé en France, une personne devra posséder la maîtrise de la langue française. Ce n’était pas le cas de mon père. Ni de ma grand-mère. Quand ils sont arrivés à Colombes, aucun des deux ne parlaient le français. Ont-ils nui à l’identité nationale ? Ont-ils fait du mal à la France ?

 

Extrait de L’arrivée de mon père en France. © Martine Storti, Ed Michel de Maule

  

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