En 1979, du 18 mars au 2 avril j’étais en Iran. C’était juste après les manifestations des femmes qui, dans les rues de Téhéran, avaient montré leur opposition au tchador et juste au moment de la campagne relative au référendum sur la République islamique.
Au printemps 2009, au moment des manifestations en Iran et des réunions ou meetings de soutien en France, j’ai ouvert le carton “Iran”. J’ai retrouvé des tracts de l’époque, des coupures de presse, des photos, j’ai retrouvé mes notes, nombreuses, faites d’entretiens en particulier avec des femmes iraniennes, féministes ou non, musulmanes ou non. Il faudrait qu’un jour je prenne le temps de faire quelque chose de ces notes.
J’ai retrouvé aussi les articles alors écrits qui donnent une idée et de la réalité sinon iranienne du moins téhéranaise du moment et de l’approche que j’ai pu alors en avoir.
Il me semble qu’ils peuvent à tout le moins avoir quelque intérêt pour celles et ceux qui ne sont pas indifférents à l’Iran, aux luttes que d’autres femmes et d’autres hommes mènent à nouveau pour leur liberté et une vie meilleure.
En Iran, des manifestations de femmes au référendum pour la république islamique
Depuis le premier avril 1979, l’Iran est officiellement une république islamique après un référendum-plébiscite auquel les Iraniens ont massivement participé. Symbole d’un formidable espoir pour ce peuple qui a fait tomber la dictature du Shah, le nouveau régime, dont le contenu est encore mal connu, a suscité aussi bien des inquiétudes, avant même sa proclamation En mars dernier, une première forme d’opposition s’est massivement manifestée, celle de milliers de femmes descendues dans les rues de Téhéran, et inquiètes de ce que peuvent laisser préfigurer pour elles certains discours religieux ou politiques. Décidées aussi à lutter pour leurs droits afin de ne passer, une fois de plus, aux pertes et profits de la révolution.
Le 8 mars et les jours suivants, elles étaient plusieurs dizaines de milliers dans les rues de Téhéran. On leur imposait la tenue islamique, on les refoulait des bureaux quand elles ne la portaient pas, on les agressait dans les rues. Elles disaient « non » et vite, dans la foulée, elles réclamaient leurs droits.
A Paris, ce fut un coup de cœur : les femmes iraniennes, qui avaient, comme les hommes, lutté contre le Shah n’acceptaient pas être les oubliées de la révolution. Pour la première fois, les femmes refusaient, après une lutte politique, générale, d’être renvoyées aux limbes de l’histoire.
Coup de cœur et désir de partir. Pour les rencontrer. Pour parler avec elles. Sentir. Comprendre. Partager un peu, un tout petit peu, leur enthousiasme, leurs espoirs, leurs craintes, leurs luttes. Comprendre aussi ce qui se joue dans ce pays qui a renversé une dictature en battant en brèche tous les modèles politiques qui avaient jusqu’alors fonctionné, dans la réalité ou dans nos têtes, en remettant profondément en cause le schéma marxiste des révolutions.
Sur le terrain, bien sûr, les choses paraissaient un peu plus compliquées. Disons que la réalité ne correspond ni au désir, ni à parano. Côté désir, autant être claire : la révolution des femmes n’est pas aujourd’hui en marche dans l’Iran de la république islamique. Côté parano de parisienne en mal de héroïsme, j’ai été refaite. Kate Millet a certes été expulsée, mais les avertissements paternalistes des stewards dans l’avion : « vous allez être accueillies avec des mitraillettes et fouillées intégralement », font doucement rigoler quand on débarque à l’aéroport de Téhéran. Les formalités d’entrée se font sans problème ; ce qui frappe, ce ne sont pas les fusils, mais un doux soleil printanier comme on en rêve à Paris (on m’avait dit aussi : « prends des vêtements chauds, il fait froid ») et l’immense portrait de Khomeiny au dessus des bureaux de douane. Il faudra d’ailleurs que je m’habitue, pendant ces deux semaines à Téhéran, à voir l’Imam partout, avec les airs les plus divers – paternel, terrible, souriant, sérieux, protecteur, père fouettard – et sur tous les supports : affiches, cartes postales, tapis, nappes, assiettes, porte-clefs, badges…
Quant à l’autre avertissement : « fais attention avec ces fanatiques musulmans, on ne sait jamais », il m’a aussi fait sourire : tête nue comme nombre des Téhéranaises, j’ai pu me balader librement dans les rues de la capitale, sauf la nuit bien sûr, mais, alors, personne ne flâne dans les rues de Téhéran. Restent les fusils, bien présents il est vrai, surtout dans les mains des membres des « comités Khomeiny » postés derrière leurs sacs de sable à chaque carrefour, ou devant les immeubles officiels, les bureaux, les mosquées, les hôtels. La nuit ils tirent parfois au moindre prétexte, en l’air le plus souvent, ou vous mettent l’arme sous le nez pour une vérification d’identité. Mais autant l’avouer, je n’ai vu un fusil de très près que le jour où un garçon d’une quinzaine années, m’a fait, dans une épicerie, une démonstration détaillée de ses capacités : récital de jeu de culasse, balle offerte en cadeau pour que je m’en fasse un collier, démonstration détaillée sur le sol de la boutique de la façon dont on met le feu à la poudre… Il riait, moi aussi, en mangeant des pistaches et des raisins secs.
Je n’ai vu une femme en arme qu’une seule fois, montant la garde devant l’immeuble des fedayins. Battle dress, foulard palestinien, arme à l’épaule. Ses camarades ne m’ont pas donné l’autorisation de la prendre en photo. Je ne lui ai pas parlé non plus. Il y a eu nos deux sourires et nos deux poings levés. Gestes muets qui n’ont pas remplacé tous les mots que je voulais échanger avec elle. Je ne saurai jamais comment elle est devenue fedayin, ni ce qu’elle veut pour sa vie de jeune iranienne dans la nouvelle république islamique.
Combien y a-t-il eu, au fil de ces deux semaines, de rencontres muettes, pour la plupart rendus impossibles par le barrage de la langue. Qu’il n’y ait pas de méprise : j’ai parlé avec de nombreuses femmes, presque toutes étaient issues d’un milieu socio-culturel privilégié. Je n’oserai donc pas parler des femmes iraniennes en général, expression qui d’ailleurs a bien peu de sens. L’Iran est un pays de diversité et de particularités, sociales, culturelles, ethniques… L’intelligentsia et la petite bourgeoisie téhéranaises, fussent-elles au cœur d’une situation et d’une action politique déterminantes, ne rendent pas compte des femmes du Kurdistan, ou du Baloutchistan ou du Golfe persique. Et à Téhéran même, il y a sûrement plus de différences entre une femme du nord de la ville, européanisée et embourgeoisée, et une femme du sud, pauvre, islamique, qu’entre une bourgeoise et une ouvrière chez nous.
« Par la république islamique une femme aura plus de dignité que n’importe quelle femme dans le monde », dans la forêt de banderoles qui décorent les rues de Téhéran, celle-ci se répète à des dizaines d’exemplaires. Tout le problème est de savoir quel est le sens et le contenu de cette « dignité » de la femme. Les manifestantes du mois dernier n’étaient pas d’accord avec la conception exprimée par Khomeiny le 7 mars devant les oulémas et les étudiants en théologie de Qom. Pour l’Imam, la femme qui est un « être humain digne de respect » et non « une poupée maquillée » doit « sortir voilée décemment » et dans les « bureaux et les administrations, porter le voile islamique », c’est-à-dire se couvrir la tête et le cou.
Il paraît qu’à ce moment là personne n’a bien compris les propos de Khomeiny : ni les fanatiques qui se sont mis à agresser les femmes ou à leur interdire l’accès des bureaux lorsqu’elles n’avaient pas la tête couverte, ni les femmes elles-mêmes qui ont confondu recommandation et obligation. C’est au moins ce qui fut très vite expliqué par le gendre de l’Imam d’abord, par l’ayatollah Taleghani et le porte-parole du gouvernement ensuite. Mais comme le disent en souriant nombre des téhéranais, le gouvernement passe son temps à expliquer ou justifier les propos de l’Imam qui « connaît peut-être bien le Coran mais qui se trompe souvent en politique !» Certes, il y a des nuances entre recommandation et obligation mais la recommandation elle-même a mobilisé des milliers de femmes parce qu’elle est venue s’inscrire dans un climat qui depuis quelque temps ne manquait pas d’inquiéter, même s’il est difficile, de distinguer rumeurs et projets véritables
Les femmes, vous dit-on dès votre arrivée, ne pourront pas être juges parce que le coran ne le permet pas. Et d’ailleurs une circulaire a déjà été faite au ministère de la justice qui interdit aux femmes de pratiquer ce métier. Bien plus, toutes les femmes juges ont été rétrogradées au rang des secrétaires ou d’employées de bureau. Comment vérifier ? Impossible de parler aux gens au ministère de la justice, pas moyen de mettre la main sur une femme qui aurait été juge et qui ne l’est plus. Je parviens à rencontrer une avocate à la cour de Téhéran. Elle est présidente de la fédération iranienne des femmes juristes, elle me confirme que les femmes juges ne peuvent plus exercer. Mais elle ajoute aussitôt : « d’ailleurs les tribunaux normaux ne fonctionnent plus donc aucun juge ne travaille plus à Téhéran. » Et son mari, juge lui-même, est, comme il le dit « au chômage technique ». Alors seule certitude, à Mashad, dans l’est du pays, dix femmes juges ont protesté par voie de pétition lorsqu’un responsable religieux local a annoncé que les femmes, comme le prescrit la loi coranique, n’exerceront plus ce métier. Et Bazargan lui-même qui confirme l’interdiction du coran et la justifie en disant que les femmes sont trop émotives pour être juges, n’ose pas dire que la nouvelle législation entérinera cette interdiction.
Second exemple : les licenciements des professeurs femmes. Des bruits circulent : les femmes enseignantes seront licenciées, d’ailleurs cela a commencé à Téhéran, allez à l’école polytechnique, vous verrez. J’y vais, bien sûr, j’ai même pris rendez-vous avec la prof en question par l’intermédiaire du directeur de l’institut. Visiblement Kajal a peur. Je lui ai inventé un prénom car elle ne veut ni être nommée, ni que ses propos soient enregistrés au magnétophone. Kajal n’a pas de chance : la révolution ne lui donne pas ce que l’ancien régime lui a refusé. Il y a quatorze mois, elle a terminé ses études d’ingénieur. Parce qu’elle est opposante au régime, la savak refuse de contresigner son contrat de professorat. En clair, elle ne peut enseigner. Mais les professeurs de l’école, solidaires d’elle, décident de l’embaucher officieusement et de se débrouiller pour la salarier. Pendant quatorze mois Kajal enseignera donc et participera à toutes les luttes menées contre le Shah. Dès la mise en place du nouveau régime et la réorganisation de l’école, elle demande que son contrat soir signé. A son grand étonnement, la nouvelle direction refuse elle aussi de légitimer son statut de professeur. Plusieurs démarches sont réalisées par elle et ses collègues, aucun motif n’est officiellement donné pour justifier ce refus. « Je ne peux pas dire, précise Kajal, que c’est parce que je suis une femme qu’ils ne veulent pas de moi, mais tous les professeurs en sont arrivés à l’idée que c’était pour ça. » Ils se sont d’ailleurs mis en grève mais Kajal n’a toujours pas son contrat. Et elle dit : « ils ne videront peut-être pas tous les profs femmes en place, mais ils ne feront rien pour en embaucher de nouveaux. »
Une chose est certaine, la république islamique signifie la fin des écoles mixtes ; pour les universités, rien n’est officiellement décidé. Mais déjà à Abadan, trois étudiantes en troisième année de médecine ont été interdites d’accès au cours au nom de cette non-mixité. Comme elles n’étaient que trois, on n’a pas jugé bon de n’ouvrir un cours que pour elles. Et conseil leur fut donné de s’en aller étudier dans la capitale. A Téhéran, en arguant que le niveau à Abadan était faible, on leur a demandé de se réinscrire en première année d’études. « Bavures », répondent les officiels à ce genre d’exemple. « Dans une période incertaine comme celle où nous sommes, il ya toujours des gens qui ne comprennent rien. » A moins qu’ils comprennent trop. Car ce qui fait peur, c’est que ces anecdotes soient les prémisses d’une politique générale concernant les femmes.
La question de la tenue islamique s’est donc posée dans un climat déjà inquiétant accentué par une ignorance totale du contenu de la future république islamique. Personne ne sait si les lois seront basées ou non sur le droit coranique, notamment en ce qui concerne les femmes et plus largement la famille.
Le Shah avait tenté, par la loi sur la protection de la famille, de battre en brèche certaines pratiques islamiques en cours comme la polygamie et la répudiation. Instaurant le divorce – mais seule la bourgeoisie en avait profité, autorisant l’avortement à l’hôpital, cette loi assurément progressiste mais bien timide n’était pas allée jusqu’à remettre en cause des principes bien défavorables aux femmes. L’héritage d’une fille par exemple est égal à la moitié de celui d’un fils, dans un procès de témoignage d’un homme vaut celui de deux femmes, à la mort du père, c’est le grand père et non la mère qui détient l’autorité parentale sur les enfants, le mari peut faire interdire par un tribunal que sa femme travaille, une fille ne peut pas se marier sans autorisation de son père… La loi sur la protection de la famille n’a jamais été approuvée par Khomeiny qui a annoncé son abolition peu de temps après on retour en Iran. Personne ne sait ce qui la remplacera. Certes toutes les déclarations officielles affirment que dans la république islamique les femmes et les hommes auront des droits égaux. Khomeiny lui-même ne le rappelait-il pas à la veille du référendum ? « Les femmes, a-t-il déclaré en les invitant à voter, auront les même droits que les hommes avec comme eux des restrictions. »
Les restrictions concernant les femmes n’ont pas été précisées, alors que celles des hommes l’ont été : ne pas jouer et ne pas boire de vin, ce qui a amené les mauvais esprits téhéranais à en conclure immédiatement qu’ils pouvaient boire de l’alcool !
Cependant on peut connaître la philosophie officielle du régime concernant les femmes en écoutant les propos du Premier ministre : « du point de vue de la nature, il n’y a pas d’égalité entre les sexes, ni au niveau végétal, ni au niveau animal, ni au niveau humain », ou ceux de l’ayatollah Taleghani : « le premier droit de la femme est d’avoir un mari et de devenir mère ». Mais il faut surtout se rendre au siège de la toute récente Société des femmes islamiques installée depuis peu dans les locaux de l’ancienne organisation des femmes iraniennes, création de la sœur du Shah, Ashraf dite la sanglante qui pimenta l’ancien régime de ce que certains appellent un « style women’s lib ».
Conduite par les filles Bazargan et Teleghani, la Société des femmes islamiques sera sans nul doute l’organisation officielle du nouveau régime. Aucune de ses militantes n’a évidemment participé aux manifestations du 8 mars qualifiées sans nuance de « contre-révolutionnaires ». Pour elles, la question du voile ne se pose pas. Elles le portent assorti à la couleur du chemisier pour celles qui sont habillées à l’occidentale, marron ou beige pour celles vêtues, comme les filles de l’Ayatollah Taleghani, d’une ample blouse qui ne laisse rien voir du corps et de ses formes.
« Les femmes qui ont manifesté n’ont pas compris ce qui signifie le port du voile islamique. Elles le prennent pour une prison alors qu’il apporte la liberté. L’important c’est que l’homme et la femme ne se voient pas comme deux sexes différents mais comme deux individus différents. Si la femme n’est pas couverte, l’homme ne la considère pas comme un être mais comme un objet sexuel. Dans vos pays c’est ainsi que les femmes sont considérées, d’ailleurs les féministes chez vous luttent contre ça.» Que répondre, prise au piège de mes propres luttes ? Expliquer que cacher mon corps ne me semble pas la meilleure façon d’être libre et que voilée ou dévoilée, je me soumets encore, toujours, au regard de l’homme. Avec l’étrange sentiment, le jour de cette rencontre d’être en présence d’un univers de pensée différent du mien, et donc passionnant, et d’une manipulation totalitaire qui me terrifiait.
Point de base : bien comprises et bien appliquées, les lois islamiques apporteront une solution à tous les problèmes de la société. Les femmes n’ont donc rien à en redouter, tout à en attendre. « Sous l’ancien régime on a abandonné les lois islamiques sous prétexte qu’elles n’étaient pas modernes, en pratique on a vu que les lois modernes n’étaient pas mieux, il faut donc revenir aux lois islamiques.» Le modernisme et l’Occident étant associés au Shah, l’alternative proposée est donc celle d’un retour aux sources, avec la certitude qu’il démontrera, aux yeux du monde entier, la valeur de l’islam. Le principe de la polygamie par exemple est donc parfaitement remis à l’ordre du jour. « Le prophète a dit qu’un homme pouvait avoir quatre femmes, mais qu’il devait être juste avec elles, affectivement, économiquement, spirituellement. Comme cela est très difficile, il ne pourra en fait être vraiment juste qu’avec une seule.»
A la moindre contestation des principes ou de leur application, la réponse tombe comme un couperet : « La polygamie est préférable à la prostitution qui règne chez vous. » Si un homme peut avoir quatre femmes à condition d’être juste avec elles, une femme par contre ne peut avoir quatre maris. Pour une raison de fait : « il y a toujours plus de femmes que d’hommes » et de droit : « la femme ne saurait pas qui est le père de ses enfants. » Le souci de la filiation paternelle l’emporte évidemment sur celui de l’égalité et de la réciprocité. Le fonctionnement de la pensée est clair : un mélange d’opportunisme qui tient compte des circonstances et une interprétation nuancée, censée atténuer la rigueur des principes. Autre exemple : la répudiation. La loi islamique l’admet. A condition toutefois que quatre témoins constatent l’adultère. Ce qui est très difficile. Donc la répudiation ne peut être automatique.
Ces femmes sont sûres d’elles. Et de leur foi. Et de la légitimité de leur discours. Elles espèrent tout de la république islamique. Elles ne pardonnent qu’une chose : l’ignorance du coran. Mais sont prêtes à consacrer leur énergie à l’éducation du peuple, pour qu’il comprenne le réel spiritualisme de l’islam.
Les laïques « coincées entre les fanatiques et les partisans du shah »
Vu du Paris, ça se présentait de la façon suivante : les femmes iraniennes ont participé à la révolution, l’intégrisme musulman veut leur imposer le tchador, premier signe d’une remise à l’écart des femmes, comme toujours après les révolutions, elles disent « non », on les traite de « contre-révolutionnaires », comme toujours aussi. Elles gagnent sur le tchador, elles s’arrêtent de manifester jusqu’à la prochaine fois. Mais la question se posait de plus en plus : pourquoi avaient-elles décidé de s’arrêter, alors qu’elles n’avaient obtenu aucune garantie sur leurs droits ? Pourquoi avaient-elles répondu aussi vite aux injonctions du gouvernement et des groupes de gauche leur demandant de ne plus être dans la rue ?
Vu de Téhéran, à la faveur du changement de régime, des groupes de femmes apparaissent liés aux forces laïques. Ces femmes choisissent, pour marquer leur première apparition publique, de célébrer le 8 mars, date de la journée internationale de femmes. Appel dans la presse, réunion de 200 femmes à l’université, des étudiantes, des lycéennes, des employées de bureau, des infirmières. Elles décident de tenir pour le 8 mars leur grand rassemblement, ou éventuellement de faire une manifestation. Démonstration qui de toute façon aurait fait problème puisque, dès son annonce, les femmes islamiques qualifient le 8 mars de journée occidentale et impérialiste et informent qu’elles vont lancer, elles, une autre journée des femmes dont la date serait probablement celle du Vendredi noir.
Sans les déclarations de Khomeiny du 7 mars, la journée du 8 mars n’aurait sûrement pas mobilisé une grande masse de femmes. Il a fallu les diatribes de l’ayatollah contre les « poupées maquillées » et ses propos sur le port du voile pour que plusieurs milliers de manifestantes se retrouvent pour trois jours dans les rues.
Qu’obtiennent les manifestantes ? Pas grand-chose au fond. Gouvernement et conseil de la révolution précisent que l’ayatollah n’a rien commandé mais seulement recommandé, qu’il n’a pas parlé du tchador mais du voile islamique qui doit cacher cheveux et cou. Ce qui n’est pas un recul. La symbolique morale est en effet davantage contenue dans le hidjab (voile islamique) que dans le tchador. Après tout, celui-ci est aussi un vêtement traditionnel qui présente des inconvénients, il ne facilite pas les mouvements, mais aussi des avantages ne serait-ce que celui, pour les femmes pauvres, de cacher leur misère. Il a pris contre le shah une signification politique qu’il n’avait pas auparavant, signifiant par un retour à la tradition, le refus d’une dictature liée à l’Occident et au modernisme. Le hidjab a par contre seulement une signification morale ou religieuse puisque sa fonction vestimentaire est nulle.
Bref, en précisant que l’ayatollah avait parlé du voile et non du tchador, rien n’avait vraiment changé. Et les manifestantes n’avaient pas obtenu le 12 mars de réponse précises sur la résolution en huit points (pour les droits de femmes et contre les discriminations) qu’elles avaient remis le 10 au premier ministre Bazargan.
Pourtant la plupart d’entre elles décident de cesser les manifestations. Le 12 elles ne sont que quelques milliers, le 13 quelques centaines devant l’immeuble de la télévision. Pourquoi cette décision ? Pourquoi cet arrêt ? « Il était impossible de continuer, nous ne contrôlions plus rien du mouvement, nous aurions fait le jeu de la contre-révolution ». Cette réponse je l’ai entendu des dizaines de fois à Téhéran. Pas de la part des hommes et des femmes hostiles aux manifestations, pas de la part de « fanatiques musulmans », mais des manifestantes elles-mêmes. Sauf un groupe dont je reparlerai, le comité pour la défense des droits des femmes, toutes ont la même position. Non seulement celles qui, partisanes de la république islamique, ont tenu à protester contre l’obligation du voile, mais aussi les femmes de la gauche laïque qui prennent leur distance à l’égard du nouveau régime et qui ont préféré s’abstenir au référendum.
« Aujourd’hui nous sommes coincées entre les fanatiques religieux et les partisans du shah. Les uns nous traitent de communistes et d’agents de l’étranger, les autres veulent nous utiliser contre la révolution. Comme au Chili ». Sara est professeur à l’Université de Téhéran. Arrêtée, torturée sous le shah, elle a été de toutes les dernières luttes contre la dictature Pahlavi. Elle a participé aux manifestations de femmes les trois premiers jours du moins, elle a cessé ensuite. Elle eu peur de la force encore grande des « fonctionnaires pro-shah », elle a peur aussi de ce qui se profile du côté des islamiques pures et dures. « Aucun doute, dit elle, on est plus libre qu’avant. Tu ne peux pas savoir ce qui est pour moi le surgissement de tous ces journaux, de tous ces partis de gauche, les livres jusqu’alors interdits qu’on peut acheter partout, la possibilité de se réunir, de discuter, de s’organiser ». Mais Sara l’optimiste cède bien vite la place à Sara la pessimiste. Elle parle de la censure à la télé et dans les journaux « contrôlés par des conseils de mollahs », du pouvoir de l’occulte conseil de la révolution dont on ne sait pas vraiment qui les compose, de celui des comités Khomeiny « qui font ce qu’ils veulent », de l’absence de programme économique du gouvernement. Elle dit « jamais sous le shah je n’aurais osé recevoir de journalistes et parler comme je le fais », mais elle ne veut pas que je cite son vrai nom, à la fois par peur et dit-elle, « pour ne pas jouer les vedettes ». Sara est descendue dans la rue parce que « les femmes doivent avoir les mêmes droits que les hommes. Nous avons participé à la révolution autant qu’eux, plusieurs centaines de femmes sont mortes, d’autres ont été emprisonnées, tortueées, certaines ont été violées au serpent, d’autres ont vu leurs enfants torturés sous leurs yeux, puisque nous avons démontré dans la lutte que nous étions les égales des hommes, nous devons avoir les mêmes droits qu’eux. » Sara qui voit aussi dans les déclarations de Khomeiny des menaces pour toutes les libertés considère que son combat dépasse largement une spécificité féminine.
Cette position est partagée par beaucoup. Ce qui est à l’ordre du jour semble moins une lutte de femmes spécifique qu’une participation des femmes à la lutte générale. Toutes croient d’ailleurs (optimiste? illusion ?) que les hommes ne les abandonneront pas dans leur propre combat à elles. « Mon mari a manifesté avec moi contre le port de voile, je suis sûre qu’il sera aussi à mes côtés si demain d’autres attaques sont menées contre les femmes ». On trouve à Téhéran bien peu de femmes qui veulent se séparer des hommes pour lutter. Tout leur objectif justement, compte tenu du séparatisme social imposé entre les hommes et les femmes, est d’imposer leur présence aux hommes. D’être dans les mêmes partis qu’eux, d’y faire entendre leurs voix.
Sara qui anime avec d’autres L’Union nationale des femmes, de création récente, souhaite que les femmes qui y participeront s’engagent dans tous les partis politiques : « si les femmes restent à l’écart, on les laissera à l’écart, les partis politiques sont jeunes, il faut profiter de leur dynamisme ». Elle se méfie aussi d’une revendication des femmes pour les lois les concernant en particulier. « Nous ne devons avoir qu’un seul mot d’ordre, précise-t-elle, les même droits pour tous et toutes ».
Cette stratégie n’empêche pas la multiplication des regroupements de femmes comme L’Éveil des femmes, Le Syndicat révolutionnaire des femmes combattantes, Les Femmes en lutte etc., qui se donnent essentiellement pour but de faire surgir, pour les exporter ensuite dans les partis politiques, des revendications de femmes pour l’égalité des salaires, pour la non-discrimination à l’embauche, aussi contre les pratiques ou lois islamiques que la république shiite va probablement remettre en vigueur. Animés par des femmes jeunes déjà militantes politiques dans les partis laïques, ces groupes, encore très minoritaires, avancent aujourd’hui en ordre dispersé parce que chacun veut connaître en détail le programme de politique générale du voisin. J’ai été frappée de la réponse, plusieurs fois exprimée à la question d’une éventuelle unité entre tous ces mouvements : « nous allons examiner leur programme, nous allons réfléchir ».
Un seul groupe semble vouloir développer une stratégie de « séparatisme », le Comité pour la défense des droits de femmes, le seul à avoir appelé à la poursuite des manifestations, en estimant que les femmes n’ont pas à se soumettre à des impératifs tactiques. « La question des femmes était loin d’être réglée, précise Kateh, il fallait continuer ». Mais elles ont dû se rendre à l’évidence : les femmes ne descendaient plus dans la rue. Le profil de ce comité peut davantage convenir à nos désirs de “féministes occidentales”.
D’ailleurs la plupart de ses militants, aujourd’hui pas plus d’une vingtaine, il est vrai, ont été formées à l’école du féminisme européen et américain et sont rentrées depuis quelques semaines seulement en Iran. Ce qui ne leur permet pas, on s’en doute, de bien connaître la réalité de leur pays. Mais comme les autres, elles veulent convaincre les femmes de lutter et de se battre.
Ces Téhéranaises politisées sont décidées à propager la bonne parole ; elles ont un splendide enthousiasme pour partir dans les usines, les villages, expliquer, éduquer cette population analphabète à 70%. Les femmes islamiques veulent montrer le « réel spiritualisme de l’islam », les féministes veulent diffuser les revendications, apprendre aux femmes d’être autonomes et à s’organiser.
Toutes sont animées de multiples craintes et d’un formidable espoir. Persuadées que le pouvoir islamique prendra de nombreuses mesures contre les femmes, elles le sont autant de la capacité de celles-ci à y riposter. Les manifestations de mars dernier leur semblent d’ailleurs un symptôme de cette résistance. On ne sait s’il y a là une conscience réelle des possibilités de combat ou une illusion à la mesure de leurs espoirs. Il est impossible, pense Sara, que « le peuple iranien n’ait pas acquis au cours de sa lutte contre le shah une conscience politique très grande, si la république islamique ne lui apporte pas ce qu’il souhaite, il se battra ».
La grande inconnue de la situation actuelle en Iran est bien là : ces millions de gens descendus pendant plusieurs mois dans la rue pour finalement contraindre le shah à partir ont-ils une conscience claire de leurs espoirs et de leurs désirs, au-delà du fameux « Allah est grand et Khomeiny est notre guide » ?
Du coup, à propos du référendum, les hésitations n’ont pas manqué. Témoin Maryam, qui a fini par décider, après avoir beaucoup hésité, de voter pour la République islamique. Dix fois, vingt fois elle a changé d’avis. Maryam est un exemple parmi d’autres. Un exemple de cette espèce de désarroi que l’on sent du côté des forces laïques, de ces incertitudes, de ces doutes qui les assaillent. Nous sommes « coincées », disait Sara. Une situation qui risque bien de se renforcer maintenant que la République islamique a été massivement approuvée et que les reculs tactiques ne sont même plus nécessaires.
J’ai passé le premier jour du référendum dans un village de montagne, à 80 kms au nord de Téhéran. Petit village pauvre qui vit d’un peu de culture et d’élevage. J’ai parlé avec une paysanne qui le matin même s’était rendue au bourg voisin pour voter. Pour la république islamique bien sûr. Qu’en attend-elle ? Des routes, un hôpital et l’électrification du village. Sous le shah chaque famille a payé, quelque soit son revenu, 15000 rials (750F), soit le montant de trois mois de travail, pour avoir l’électricité. Les habitants l’attendent encore. En somme, pour elle, la république islamique c’est le coran plus d’électricité ! Quant à la libération des femmes, ce n’est pas son problème. Pourtant, elle qui porte le tchador et ne s’en plaint pas, trouve que « chaque personne doit pouvoir s’habiller comme elle veut. »