Années 70 : une internationale féministe, non, un féminisme international, oui

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19 mars 1979 : j’arrive à Téhéran le jour même où la féministe américaine Kate Millett en est expulsée. Féministe et américaine, autant dire Satan au carré puisqu’elle conjugue sur sa seule personne à la fois l’« impérialisme américain » qu’elle-même réprouve et l’émancipation des femmes considérée par l’Imam Khomeiny, nouveau maître de l’Iran, comme une incarnation maléfique de l’Occident ! Je fais partie de la délégation dite « française » (mais qui comprend aussi deux Italiennes, une Allemande, une Egyptienne) venue soutenir et partager la lutte des Iraniennes contre l’obligation du port du tchador.

Nous sommes dans le même aéroport sans nous rencontrer. Mais cette double présence n’en est pas moins symbolique : symbolique d’une solidarité internationale des féministes, la délégation française relayant en quelque sorte les Américaines. Symbolique de la décennie qui vient de s’écouler, marquée par le développement de mouvements féministes à l’Est comme à l’Ouest, au Nord comme au Sud.

Ces mouvements n’ont pas tous commencé au même moment, n’ont pas tous cheminé au même rythme, n’ont pas pris partout les mêmes formes. Mais ils ont bien des thématiques et des analyses communes et ils ont, chacun à leur manière, allumé une rébellion qui n’est pas éteinte : celle des luttes contre un ordre inégalitaire globalement attaqué.

Dans le cadre général du refus du patriarcat, de la hiérarchie des sexes, de la domination masculine, se déclinent mille combats partiels semblables, mille revendications communes : légalisation de l’avortement, lutte contre le viol et les violences faites aux femmes, droit à disposer de son corps, égalité des salaires, dénonciation du sexisme et du machisme, place des femmes dans l’espace public, partage du travail domestique… La liste de ces thématiques avancées dans de nombreux pays au long des années 70 est encore longue, et n’a, presque 50 ans plus tard, rien perdu de son actualité.

Semblables aussi sont les débats internes, les divergences : liens entre lutte des femmes et lutte de classes ? Réforme ou révolution ? Radicalisme ou compromis ? Jeu institutionnel ou autonomie ? Autant d’alternatives qui traversent les différents mouvements. L’internationalisme féministe n’est pas une nouveauté : le féminisme du XIXe siècle et de la première partie du XXe connut aussi bien des actions et des rassemblements internationaux. Mais celui des années 1960-1970 s’enracine dans un internationalisme prolétarien d’abord, anti-américain ensuite, lié à la lutte contre la guerre du Vietnam.

Cependant, alors que la Révolution s’éloigne, les femmes, elles, reprennent un flambeau, et le féminisme, à bien des égards, prend le relais du gauchisme, et comme lui cherche à changer le monde globalement : au « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! », se substitue un « Féministes de tous les pays, luttez ensemble ! ».

Une telle similitude des revendications et des objectifs se manifestera dans des initiatives internationales, par exemple la tenue, en mars 1976, à Bruxelles, du Tribunal international des crimes contre les femmes, où se mêlent Américaines, Européennes, Africaines, non pour réclamer une intégration à l’ordre établi, mais pour dénoncer ce qu’elles subissent et surtout énoncer ce à quoi elles aspirent. Il faudrait parler aussi de l’explosion européenne de la presse féministe que symbolise la rencontre internationale qui se tient à Paris en mars 1977, où se retrouvent des représentantes de différents journaux, Histoires d’elles (France) Emma (Allemagne), Effe (Italie), Spare rib (Angleterre) Opzy (Hollande), Vindicacion feminista (Espagne), Cahiers du Grif (Belgique)…

Les ressemblances se créent par-delà des temporalités légèrement différentes : ainsi les Américaines, Hollandaises ou Anglaises ont pris un temps d’avance, développant un mouvement d’ampleur dès la fin des années 60, tandis que les Françaises prendront leur envol un peu plus tard. C’est d’ailleurs en solidarité avec une initiative de féministes américaines – appel à une grève générale des femmes pour célébrer le cinquantième anniversaire du suffrage féminin aux États-Unis – que le 26 août 1970, quelques femmes, à Paris, se rassemblent devant l’Arc de Triomphe, avec couronnes et banderoles : « Il y a plus inconnu que le soldat inconnu, sa femme », « Un homme sur deux est une femme ». Cette manifestation signait l’acte de naissance du MLF, un mouvement, non pas une organisation, sans fondatrices, ou alors des centaines.

Bientôt les Italiennes entreront dans la danse, tandis qu’il faudra attendre la mort de Franco pour que les féministes espagnoles s’affichent.

Côté italien, c’est le 8 mars 1971 à Rome que se déroule la première manifestation de la rivolta femminile qui gagnera ensuite Milan, Turin, Gênes, Florence, Bologne, Naples… Partant d’une situation qui leur est très défavorable, les Italiennes vont développer un mouvement très vif, fait de multiples groupes, initiatives et manifestations où les femmes se comptent par milliers et souvent même par dizaines de milliers. C’est qu’il faut de la force, de l’énergie, de l’inventivité pour affronter le poids encore très important de l’Église catholique et de la démocratie chrétienne, en particulier à propos de l’avortement, pour ne prendre que cet exemple. La loi l’autorisant, votée seulement en 1978, sera mise en application avec lenteur et difficultés, une grande partie du corps médical italien faisant jouer l’ « objection de conscience ».

Côté espagnol, il faudra attendre la mort de Franco en novembre 1975, pour qu’un mouvement féministe prenne de l’ampleur. Avant, bien des féministes étaient parties prenantes des luttes anti-franquistes, mais mettaient davantage l’accent sur celles-ci que sur leurs propres enjeux. En 1975, pourtant, la solidarité internationale avec l’écrivaine espagnole Eva Forest, emprisonnée à Madrid depuis 1974, fut l’occasion de marquer l’articulation entre « lutte des femmes et lutte anti-fasciste », comme le furent certaines des mobilisations qui ont suivi les cinq exécutions de septembre 1975. Citons notamment la marche internationale de femmes, à Hendaye, le 5 octobre de cette année-là, avec des banderoles où l’on pouvait lire : « Le machisme fait le lit du fascisme », ou encore « Le fascisme est un viol permanent, le viol est un fascisme permanent ». Un mois après la disparition du Caudillo, dans un pays où la femme est alors définie comme « mère et épouse », « vierge et martyre de la famille », ou encore comme « propriété du mari » par le code civil, se tiennent à Madrid les « journées internationales pour la libération de la femme » suivies, au mois de mai 1976, par les « Journées catalanes de la femme » qui réunissent 3000 femmes à Barcelone.

Il arrive aussi que les liens internationaux se tissent au sein d’un même pays : ainsi la création à Paris, en mai 1976, de la Coordination des femmes noires qui regroupe des Antillaises, des Africaines et des Françaises. Elles dénoncent le patriarcat sous toutes ses formes : le patriarcat colonial et néocolonial qui s’allie au racisme, et le patriarcat de leur communauté, ou pays, ou culture, qui se manifeste par exemple dans la polygamie, ou les mutilations sexuelles féminines, ou les mariages forcés. Cela leur vaut bien des anathèmes lancés par leurs « camarades » des multiples obédiences marxistes qui les accusent de s’occuper de questions subalternes et non urgentes. Accusation constante, pendant des décennies, d’une grande partie de la gauche, fut-elle révolutionnaire, à l’égard de l’émancipation des femmes. Et précisément ce que les féministes des années 1970 récusaient et renversaient quand elles affirmaient, tous pays confondus : « Pas de révolution sans libération des femmes, pas de libération des femmes sans révolution » !

 

 

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