A propos du 10 mai 81…

Donc ce sont les cérémonies du trentième anniversaire, celui de l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République, le 10 mai 1981. Ce fut en effet un jour de joie dont on peut avoir la nostalgie. Mais on ne peut pas faire comme si nous étions encore en mai 81. On ne peut pas faire comme si la suite n’avait pas eu lieu. On ne peut pas faire comme si, avec la décennie 80, ne commençait pas ce qui n’a fait que se développer depuis.
Mitterrand connut une fin de règne terrible, la maladie, les scandales, les révélations successives. Nombre de mitterrandolâtres sont alors devenus mitterrandophobes. Il convient, à mon sens, d’être ni l’un ni l’autre.
Mais ce n’est pas parce que les socialistes espèrent gagner les élections présidentielles l’année prochaine qu’ils doivent perdre tout esprit critique à l’égard de François Mitterrand et renoncer à ce “droit d’inventaire” qu’ils s’étaient, un temps, autorisé. Ce n’est pas parce qu’aujourd’hui Sarkozy est en effet un grotesque président de la République qu’il faut se laisser prendre au piège de la séduction mitterrandienne.
En 1996, j’ai écrit dans mon livre « Un chagrin politique » quelques pages à la fois sur ce 10 mai que j’ai vécu à Chateau-Chinon, sur le retour à Paris avec Mitterrand et aussi sur les années suivantes, années non seulement de désillusion au-delà de ce que j’avais pu imaginer mais de stupéfaction devant les évolutions économiques, politiques, sociales, devant ce monde nouveau en train de s’installer et auquel la gauche au pouvoir n’a opposé aucune résistance.
Je viens de relire ces pages, elles me conviennent toujours.

On est monté, lui devant, nous – Danielle Mitterrand, Christine Gouze-Renal et moi – derrière, il a ouvert le sac où étaient les sandwichs préparés par l’hôtel du Vieux Morvan, il n’y en avait que quatre, forcément je n’étais pas prévue, – mais au dernier moment Mitterrand m’a dit: « si vous voulez, vous pouvez rentrer à Paris avec nous » -quatre gros sandwichs, le Président m’a donné un morceau du sien, je l’ai pris, merci, mais je n’avais pas très faim, heureusement, parce que le jambon était très salé, je me demandais comment j’allais m’en sortir quand justement le Président a dit: « ce jambon, il est vraiment trop salé », ouf! sauvée. On a remis tous les sandwichs dans le sac, puis Pierre, le chauffeur, a allumé la radio et pendant un certain temps nous n’avons fait que cela, écouter la radio, avec les télégrammes de félicitations qui arrivaient du monde entier, et les commentaires et les déclarations des uns et des autres, et quand on a entendu Pierre Juquin, alors membre du Parti communiste, affirmer qu’il était vraiment heureux que Mitterrand soit élu, le Président a lâché « quelle comédie! », puis il est reparti dans son silence.
Et moi, assise derrière, je ne disais rien non plus, et je ne songeais même pas à poser une quelconque question, mais quelle piètre journaliste, avoir le nouveau Président à portée de stylo, et pas la moindre demande de déclarationexclusive, pas la moindre envie de faire un scoop, non il me suffisait d’être là, dans cette voiture qui ramenait le nouvel élu vers Paris, j’étais contente, émue, étonnée, je me disais que mes collègues journalistes, tous ceux qui avaient, comme moi, passé la journée à Château-Chinon auraient su, eux, décrocher leur interview exclusive, moi, rien, d’ailleurs je ne me sentais pas journaliste, plutôt citoyenne, et est-ce qu’une citoyenne cherche à soutirer descommentaires? Pour être franche, je n’avais pas la moindre idée de la question intéressante que j’aurais pu poser, non, je n’en voyais aucune, parce que les questions du genre « monsieur le Président quelles sont vos premières impressions de président ? », ou encore « qu’allez-vous faire demain ? », ou bien « quelles seront vos premières mesures ? », toutes ces questions me semblaient idiotes et indécentes et je ne pouvais pas les poser.
Puis il y eut cet instant où François Mitterrand s’est retourné vers sa femme qui était assise juste derrière lui, et en souriant, il lui a dit: « tout à l’heure, Danielle, tu avais l’air très émue » et elle a répondu: « oui, comment ne pas l’être ? » Après un silence, en se penchant vers lui, elle a ajouté: « ce soir, François, cinq hommes ont appris qu’ils n’allaient pas mourir », et j’étais au bord des larmes, à côté de cette femme qui pensait aux condamnés à mort des prisons françaises sauvés par celui qui avait annoncé, au cours de la campagne électorale, qu’il abolirait la peine capitale, tout en sachant que les Français étaient majoritairement favorables à son maintien, et donc Danielle Mitterrand avait une pensée pour eux et d’abord pour eux.

C’est la raison pour laquelle j’ai écrit, dans F magazine, un article sur ce retour de Château-Chinon à Paris le soir du 10 mai 1981, un petit article pour rendre publics ces propos de Danielle Mitterrand et l’émotion de son mari les entendant. Mais, pour la première fois depuis que j’étais à F, j’ai été piégée. Mon petit article s’est vu affublé d’untitre ridicule: « Exclusif. mes trois heures avec François Mitterrand ». J’ai eu honte, honte de la mise en page, honte du titre, de cette course grotesque au scoop, alors que j’avais eu juste envie qu’il soit su que cette femme avait eu cette pensée-là, à cet instant-là.

La voiture filait dans la nuit, il pleuvait, et la radio continuait à nous raconter ce qui se passait dans le monde et en France, et quand un journaliste s’est demandé si le nouveau président, en arrivant à Paris, se rendrait à la Bastille, là où le « peuple de gauche » était en train de fêter la victoire, moi, pour tout de même me remettre à faire la journaliste, je lui ai aussi posé la question. Il s’est alors retourné, interrogatif, vers les trois femmes assises à l’arrière: – qu’en pensez-vous, faut-il que j’y aille? – Non, avons-nous répondu en choeur. – Bon, je n’irai pas. Mais pourquoi lui ai-je dit cela? Pourquoi lui ai-je dit de ne pas aller à la Bastille? Et lui, avait-il jamais eu envie d’y aller, à ce grand meeting faussement improvisé du peuple de gauche en liesse?

Nous voilà au péage, « on ne paye pas le péage, les passe-droits commencent », remarque madame Mitterrand. Une moto surgit, ce sont les journalistes de Paris Match, ils veulent une photo, ils sont du côté droit de la voiture, côté Président et madame, ils lèvent le pouce, ils refont ce geste de victoire jusqu’à ce que madame Mitterrand le fasse aussi, et lui, impassible, ne tourne même pas la tête, il regarde droit devant lui, indifférent ou perdu dans d’autres scènes, d’autres pensées, et puis, à la sortie de l’autoroute, les motards de la présidence de la République ont encadré la voiture. « Qui les a prévenus ? » a lancé le nouveau chef de l’Etat en rigolant, on a foncé derrière les motards jusqu’à la rue de Solférino, au siège du Parti socialiste où se pressaient les ténors du PS, les militants, les amis, les journalistes, les curieux. Les bouchons de champagne ont sauté, et seulement alors j’ai dit à Mitterrand ma satisfaction qu’il soit élu.

Puis je suis partie, j’avais envie de me retrouver dans les rues de Paris, il était tard, deux ou trois heures du matin, je ne sais plus, j’ai marché longtemps, la pluie avait cessé, l’air était doux, ce n’était pas les moments de magie de Mai 68 mais tout de même, j’eus là quelques instants de vrai contentement, presque de bonheur, j’ai fini par prendre un taxi pour rentrer chez moi, et quand, au moment de payer, je m’aperçus que je n’avais pas assez d’argent, le chauffeur m’a dit: « ça ne fait rien, c’est le cad