“Trois guinées” Virginia Woolf

Quelques lignes de « Trois guinées » Virginia WoolfIn Ed 10-18, Traduit de l’anglais par Viviane Forrester 

« Dites-nous, s’il vous plaît, pourquoi vous ache­tez trois quotidiens et trois hebdomadaires ? — Parce que, répondrait-elle, je m’intéresse à la politique et je désire être au courant des faits. — Un désir tout à fait remarquable, madame, mais pourquoi trois ? Ne sont-ils pas d’accord sur les faits ? Et s’il en est ainsi, pour­quoi trois ? » À quoi elle répondra, avec quelque iro­nie : « Vous prétendez être une fille d’homme cultivé, et vous prétendez cependant ignorer les faits. En gros, vous semblez oublier que chacun de ces journaux est financé par un conseil d’administration. Que chacun de ces conseils d’administration a sa propre politique. Que chaque conseil d’administration emploie des écri­vains pour diffuser cette politique; et s’ils ne sont pas d’accord avec cette politique, ces écrivains, ne l’oubliez pas, se retrouveront dans la rue, au chômage. C’est pourquoi, si l’on tient à connaître le moindre fait politique, la lecture d’au moins trois journaux dif­férents est indispensable. Il nous faudra comparer au moins trois versions du même fait pour parvenir à notre propre conclusion. D’où ces trois journaux sur ma table. »

 Maintenant que nous avons discuté très ‘brièvement de la littérature factuelle, venons-en à ce que l’on peut nommer littérature de fiction.« Il existe, madame, pourrons-nous lui rappeler, des choses telles que des tableaux, des pièces de théâtre, de la musique et des livres. Observez-vous la même politique extravagante en ces domaines ? Parcourez-vous trois quotidiens et trois hebdomadaires pour vous renseigner sur les tableaux, les pièces de théâtre, la musique et les livres, sous prétexte que ceux qui écrivent sur l’art sont à la solde d’un directeur de jour­nal qui est à la solde d’un conseil d’administration qui a sa politique à suivre, en sorte que chaque journal possède un point de vue différent, et que votre seul moyen de parvenir à vos propres conclusions revient à comparer trois points de vue différents pour décider ensuite quel tableau regarder, quelle pièce de théâtre voir, quel concert entendre ou quel livre commander à votre libraire ? »

À cela, elle répond : « Fille d’homme cultivé, avec un bagage culturel considérable glané au cours de mes lectures, je ne songerais pas, étant donné les conditions actuelles du journalisme, à me faire une opinion d’après les journaux, pas plus sur les tableaux, les pièces de théâtre, la musique ou les livres qu’à pro­pos de la politique. Comparer les points de vue, tenir compte des distorsions, et juger ensuite par moi-même, voilà ma seule méthode. D’où ces nombreux journaux sur ma table. »
Ainsi, la littérature factuelle et la littérature d’opinion (pour nous en tenir à cette distinction grossière) ne sont pas du domaine des faits purs, mais des faits adultérés et des opinions adultérées, c’est-à-dire de faits et d’opinions adultérés par une addition d’ingrédients vulgaires. Autrement dit, il vous faut déduire de chaque déclaration ses motivations finan­cières, ses motivations publicitaires, ses motivations empruntées à la vanité, sans parler de toutes les autres motivations qui vous sont si familières, à vous, fille d’homme cultivé, il vous faut passer par tout ce pro­cessus avant de décider à quel fait politique ou même à quelle opinion relative à l’art vous pouvez attacher foi ? — Il en est bien ainsi », répondra-t-elle.« Mais si quelqu’un n’avait aucun motif de ce genre qui puisse le porter à dissimuler la vérité, à l’empêcher de dire qu’il (ou elle) juge tel ou tel fait de telle ou telle façon, vous le croiriez ou vous la croiriez, en lais­sant toujours place, naturellement, à la faillibilité du jugement humain. Et lorsqu’il s’agit d’oeuvres d’art, le risque d’erreur doit être considérable. — Naturelle­ment, acquiescerait-elle. — Si quelqu’un de ce genre affirmait que la guerre est néfaste, vous croiriez une telle personne, n’est-ce pas ? Ou si elle vous affirmait qu’un tableau, une symphonie, une pièce de théâtre ou un poème étaient bons ? — Compte tenu de la faillibi­lité humaine, oui. — Alors, supposez, madame, qu’il y ait 250 ou 50 ou 25 personnes de cet acabit ; des per­sonnes qui auraient fait serment de ne pas commettre l’adultère de l’esprit, de telle sorte qu’il serait inutile de faire la part d’une motivation financière, arriviste ou publicitaire, vaniteuse, ou autre, avant de découvrir le grain de vérité contenu dans ses propos, n’en résul­terait-il pas deux conséquences très remarquables ?

N’est-il pas possible que la vérité sur la guerre une fois connue, le prestige de la guerre soit vaincu, écrasé à l’endroit même où il repose recroquevillé dans les feuilles de chou pourries de nos informateurs prostitués ? Et si nous connaissions la vérité sur l’art, au lieu de nous traîner à travers les pages souillées et dépri­mantes de ceux qui vivent en prostituant la culture, le plaisir et la pratique des arts apparaîtraient si dési­rables que la poursuite des guerres semblerait, en comparaison, un morne jeu pour dilettantes âgés à la recherche de divertissements médiocres — le jet de bombes au lieu de balles par-dessus des frontières au lieu de filets. En résumé si les journaux étaient écrits par des gens dont le seul but, serait de dire la vérité sur la politique et la vérité sur l’art, nous ne croirions plus à la guerre et nous croirions à l’art...

L’attitude exprimée par le mot « indifférence » est si complexe, elle prend ici une telle importance, qu’il nous faut en donner une définition plus précise. Et d’abord, l’indifférence doit prendre le pas sur les faits. C’est un fait qu’une fille d’homme cultivé ne peut en aucun cas comprendre l’instinct qui entraîne son frère; quel souci de gloire, quel intérêt, quelles satisfactions (et elles sont nombreuses) la lutte lui apporte — « [Sans la guerre il n’y aurait pas de] débouché pour les qualités viriles développées par la lutte ». Se battre ainsi demeure une caractéristique du sexe masculin qu’elle est incapable de partager. C’est, disent certains, la contrepartie de l’instinct maternel qu’ils ne peuvent, eux, partager. Il s’agit bien d’un instinct, et qu’elle ne peut juger. Étrangère à ce phénomène, elle le laissera seul avec ses instincts, car la liberté d’opinion doit être respectée, surtout lorsqu’il s’agit, grâce à des siècles de tradition et d’éducation, d’un instinct aussi étranger aux femmes “.

C’est là une distinction fondamentale, instinctive, sur laquelle peut se fonder l’indifférence. L’étrangère aura cependant à cœur de ne pas fonder son indifférence sur l’instinct, mais sur la raison. Lorsque son frère dit, et l’Histoire prouve qu’il l’a dit et qu’il peut le redire encore : « Je me bats pour protéger notre pays », dans le but d’éveiller chez elle une émotion patriotique, elle se demandera : « Que signifie le mot “pays” pour moi, l’étrangère? » Pour en décider, il lui faudra analyser le sens que peut prendre pour elle le terme de « patriotisme ». Elle s’informera de la situation des personnes de son sexe et de sa classe dans le passé. Elle se renseignera quant à la qualité des terres, des biens et des propriétés possédés actuellement par les personnes de son sexe et de sa classe — en fait, quelle portion de l’Angleterre possède-t-elle? Aux mêmes sources, elle s’informera de la protection légale que lui accordait la loi dans le passé et qu’elle lui accorde à présent. Si son frère ajoute qu’il se bat pour la protéger, elle et son corps, elle réfléchira sur le degré de protection dont elle jouit, ces temps-ci, avec les mots « Protection contre les raids aériens » tracés sur les murs. Et s’il prétend se battre pour protéger l’Angleterre, pour l’empêcher d’être gouvernée par des étrangers, elle se dira qu’il n’existe pour elle pas d’« étrangers », puisque, de par la loi, elle devient étrangère en épousant un étranger. Et elle fera de son mieux pour vivre concrètement cette absence de chauvinisme, non par une sorte de fraternité forcée mais  à travers d’authentiques sentiments de fraternité humaine.
 Donc, si vous insistez pour vous battre afin de me protéger, ou de protéger « mon » pays, qu’il soit entendu entre nous (et calmement, rationnellement) que vous vous battez pour répondre à un instinct spécifique à votre sexe, un instinct que je ne puis partager; que vous vous battez pour vous procurer des bénéfices que je n’ai jamais partagés et ne partagerai sans doute jamais avec vous; mais que vous ne vous battez pas du tout pour répondre à mes instincts ou pour me protéger, moi ou mon pays.
« Car, dira l’étrangère, en tant que femme, je n’ai pas de pays. En tant que femme, je ne désire aucun pays. Mon pays à moi, femme, c’est le monde entier. » Et si, la raison ayant parlé, l’émotion s’obstine toujours (quelque amour de l’Angleterre ayant pénétré l’oreille d’une enfant avec le croassement des corneilles dans les ormes, le bruit des vagues éclaboussant la plage ou des voix anglaises murmurant des chansons enfantines), cette goutte d’émotion irrationnelle lui servira à donner à l’Angleterre en priorité cette paix, cette liberté qu’elle désire pour le monde entier.

« L’univers de la vie privée et celui de la vie publique sont inséparablement liés. Les tyrannies et les servilités de l’un sont ausssi les tyrannies et les servilités de l’autre » 

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