Chansons de l’étranger. Edmond Jabès

Edmond Jabès : extraits de Je bâtis ma demeure
Gallimard, 1975


CHANSON DE L’ÉTRANGER 

Je suis à la recherche d’un homme que je ne connais pas,
qui jamais ne fut tant moi-même
que depuis que je le cherche.
A-t-il mes yeux,  mes mains
et toutes ces pensées pareilles
aux épaves de ce temps ?

Saison des mille naufrages,
la mer cesse d’être la mer,
devenue l’eau glacée des tombes.
Mais, plus loin, qui sait plus loin ?
Une fillette chante à reculonset règne la nuit sur les arbres,
bergère au milieu des moutons.
Arrachez la soif au grain de sel
qu’aucune boisson ne désaltère.
Avec les pierres, un monde se ronge
d’être, comme moi, de nulle part.   

Chansons pour le repas de l’ogre (1943-1945)

L’ÉTRANGER
La coquetterie des choses
à paraître ce qu’elles sont
Le monde est une coterie
L’étranger y a du mal à se faire entendre
On lui reproche gestes et langue
Et pour sa patiente courtoisie
récolte injures et menaces.

 L’écorce du monde (1953-1954)

L’ÉTRANGER 

Il vivait de désir et d’encre. Il détestait les phrases empruntées, les clichés autant que les réunions – celles de famille en particulier qui ont rougi les yeux de son enfance – les livres d’or et les journaux. On ignorait son  origine ; ce qui donnait lieu, de la part des curieux, à d’interminables spéculations sur son compte : à savoir s’il était un étranger – bien que son accent ne l’eût jamais trahi – ou un citoyen de ce pays-ci – auquel cas on lui aurait connu au moins un parent. Certains disaient qu’il se désintéressait de la condition des mots, qu’il était un incurable égoïste ; d’autres, au contraire, soutenaient que, s’il gardait ses distances avec ses semblables, c’est parce qu’il était malheureux. On lui attribuait quelques liaisons, mais toutes avec de mystérieuses voyageuses débarquées pour un jour et qu’on ne revit plus. Les philosophes avouaient leur impuissance à l’associer à leurs traités. Il surgissait de la plume par surprise, attiré, on eût dit, par le visage ou la voix d’un vocable dont personne n’avait soupçonné le pouvoir de séduction, pour devenir une des énigmes de la poésie. 

 Petites incursions dans le monde des masques et des mots (1956)      

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