Dans le numéro de juin 2012 de La revue LA FAUTE A ROUSSEAU
« Et ils résumèrent leur vie »
Mon premier livre, il y a une quinzaine d’années : une autobiographie politique, ainsi titrée Un chagrin politique.Autobiographie politique ? Soit : reprendre un cheminement, de pensées et d’actions. D’engagements. De combats. Dire pourquoi ceci et pourquoi cela. Du moins le tenter. A la fois raconter, transmettre, rendre des comptes. En faire aussi. Et au moment des comptes, à l’entrée de la cinquantaine, dire : un chagrin. Ah bon, on peut éprouver un chagrin politique ! Deux sens : éprouver du chagrin à cause de la politique. Et que ce chagrin soit en lui-même politique, car somme toute, si l’on éprouve du chagrin, c’est que l’on n’est pas complètement résigné, insensible, inerte.
D’autres, quand il s’agit de tragédie, peuvent, de la politique, mourir. Pour ce qu’ils sont. Y compris les enfants. Ou pour ce qu’ils font. Parce qu’elles et ils s’opposent : aux injustices, à la dictature, à la barbarie, aux salopards. Emprisonnés, torturés, mutilés, assassinés. Mourir pour, à cause de la politique, c’est incessant, permanent, depuis la nuit des temps, et sans doute hélas jusqu’à la fin des temps.
Mais quand, comme moi, on appartient à une génération née en France après la seconde guerre mondiale, juste l’année d’après, fabriquée donc dans la joie de la paix revenue – une joie politique ? – on échappe à la tragédie. En tout cas la plupart d’entre nous y ont échappé. J’y ai échappé. Jusqu’à présent. Soit pendant un temps déjà substantiel d’une vie.
Pas de tragédie donc, mais une vie liée à la politique, c’est certain. Je sais, il faudrait distinguer, décider de dire la ou le politique. Dans le court espace de ce texte, je ne distingue pas, j’écris la politique et la définis à grands traits : pas la carrière politique, la course aux voix à conquérir et à garder, ou aux postes, ministériels, présidentiel – course qui n’est pas en soi méprisable mais qui ne fut pas la mienne – mais l’engagement, le militantisme, la décision de ne pas tout considérer comme allant de soi, comme inévitable.
Avec des questions venues de l’enfance, dans les années cinquante, par exemple : « pourquoi y a-t-il des riches et des pauvres ? » Et plus précisément : « pourquoi tel ouvrier, en travaillant onze heures par jour, six jours par semaine, parvient tout juste à faire vivre sa famille pendant que son patron, lui, en travaillant aussi mais moins, gagne de quoi s’acheter villas, terres, bijoux, voitures luxueuses ? ». Ou encore : « Pourquoi les filles ne sont pas les égales des garçons, pourquoi lui a le droit de faire telle ou telle chose et pas moi parce que je suis une fille ? ».
Des questions qui amènent à penser qu’on peut essayer de changer l’ordre du monde, mais oui, et qui font militer. A l’extrême gauche d’abord. Au MLF ensuite. Militer : tant d’heures passées en réunions, en assemblées générales, en comités, en débats, en meetings, en manifs, en distribution de tracts, en écriture de textes, d’affiches et d’articles, n’est-ce pas passer à côté de la vie ? Faudrait-il affirmer, non pas comme Semprun « l’écriture ou la vie » mais « la politique ou la vie » ? Mais la politique, c’est la vie ! En effet, tout en étant une manière de dire non elle est aussi une manière de vivre, et je l’avoue, une façon de mettre dans la vie, dans le déroulement des jours, pas mal d’animation, d’excitation, de plaisirs, d’inattendus. La vie, quoi, pas seulement l’existence !
Vous n’allez tout de même pas nous refaire le coup du « tout est politique ». Et pourquoi pas ? Je le reprends sous sa forme mlfienne : « le privé est politique ». C’est que nous disions dans les grandes années du MLF sans savoir que nous mettions nos pas dans ceux de Virginia Woolf qui, des décennies plus tôt, affirmait : « L’univers de la vie privée et celui de la vie publique sont inséparablement liés. Les tyrannies et les servilités de l’un sont aussi les tyrannies et les servilités de l’autre ».
Le privé est politique : voila qui a permis, qui permet toujours de sortir de l’acceptation et du silence ce qui se joue dans les cuisines et les chambres à coucher et dont les femmes font, le plus souvent, les frais. Et qui n’est pas sans rapport avec la politique. Qui est même totalement politique. A l’époque ça se disait avec humour. Par exemple en posant cette pertinente question : « prolétaires de tous les pays, qui lave vos chaussettes ? »