S’affirmer, en ce moment, de gauche, féministe, pro-israélienne, au sens de juger légitime l’existence d’Israël, (par-delà les profonds désaccords avec l’action du gouvernement israélien et les colonies en Cisjordanie) et pro-palestinienne, au sens de juger légitime un Etat palestinien ( malgré le Hamas qui n’en veut pas et qui est le principal ennemi du peuple palestinien) exige de tenter quelques clarifications.
Pendant des siècles, l’antisémitisme s’est décliné de multiples façons. A gauche il se donnait pour la marque d’une lutte anticapitaliste, la figure du banquier riche et prédateur s’identifiant à celle du juif.
A droite et à l’extrême droite, l’antisémitisme a pris des formes plurielles, les Juifs étant notamment présentés en obstacles à la pureté raciale, mais aussi culturelle et nationale. Pour s’en tenir ici à quelques références françaises, le juif c’est « le sémite perpétuellement nomade » de Edouard Drumont, qui est non seulement impossible à assimiler, éternelle figure de l’Autre mais qui en plus envahit la France, cherche à la conquérir, veut « imposer ses rites » ; c’est aussi celui qui sera toujours incapable, comme l’affirmait plus tard Charles Maurras, de comprendre ce vers de Racine « Dans l’Orient désert quel devint sera mon ennui ? » parce que pas vraiment français, pas « de souche » donc, comme d’autres ont dit après.
Mais en quelques années, les Juifs considérés par les antisémites comme d’éternels étrangers à la France, ou à l’Europe, ou à l’Occident sont devenus, dans un renversement stupéfiant que l’on voit particulièrement à l’œuvre depuis les massacres du Hamas du 7 octobre mais qui avait commencé avant, l’incarnation et même le rempart de l’Occident, je dis bien les Juifs et pas seulement Israël.
A l’extrême droite et dans une partie de la droite, c’est pour s’en féliciter. Cela leur permet de se dédouaner de leur antisémitisme passé, la place de l’Autre étant désormais occupée par les Musulmans, (et pas seulement les islamistes).
Et d’ailleurs il faut noter que bien des remarques de Drumont à propos des Juifs se retrouvent énoncés aujourd’hui contre les Musulmans : l’assimilation impossible, l’invasion, la conquête, le non-respect des mœurs françaises etc.
Mais il faut voir avec ses deux yeux. Cette occidentalisation d’Israël et des Juifs est à l’œuvre aussi à l’extrême gauche et dans une partie de la gauche, pour y trouver non une raison de les défendre mais de les combattre.
A un antisémitisme old school qui est loin d’avoir disparu s’est ajouté un antisémitisme trop souvent présenté seulement comme articulé au conflit israélo-palestinien et/ou à l’islamisme. Il l’est en effet mais pas seulement. Il convient d’élargir le cadre : le juif comme incarnation de l’Occident, autant dire le mal absolu, renvoie aussi à l’idéologie décoloniale : Occident, Blanc, dominant, colonialisme, ces quatre mots étant synonymes et inséparables, dire l’un est forcément dire les trois autres. Dans les rangs décoloniaux un cinquième est ajouté : juif.
Cette équivalence permet d’énoncer sans vergogne un syllogisme en prétendue défense de la cause palestinienne : Israël est un Etat colonial (et dans ce qualificatif il ne faut pas entendre seulement une légitime critique des colonies juives en Cisjordanie mais bien une mise en cause de l’existence même d’Israël) donc blanc et occidental, il est en conséquence juste de le combattre.
Mais il ne s’agit pas seulement de la Palestine, c’est un combat plus large contre la blanchité et contre l’Occident ; l’antisémitisme est alors une composante de l’anti-occidentalisme et à certains moments – par exemple le moment actuel – un instrument privilégié.
Cette idéologie décoloniale ou sa vulgate que certain.e.s considéraient – à tort – comme recluse dans un microcosme a gagné les rangs d’organisations d’extrême gauche et de La France insoumise.
Elle s’épanouit aussi du côté de certaines féministes où l’on retrouve un fonctionnement au syllogisme ainsi que nombre de tweets, de posts, de déclarations et de textes l’attestent depuis le 7 octobre : la lutte contre le patriarcat implique la lutte contre toutes les formes d’oppression, or le colonialisme en est une, Israël étant un état colonial, lutter contre lui est féministe.
Le prisme décolonial étant l’angle de vue principal sinon unique, les autres enjeux deviennent ce qu’ils ont trop souvent été à gauche, des fronts secondaires quand ils ne sont pas totalement ignorés. Ainsi dans ces rangs autoproclamés féministes, pas un mot sur les viols et les assassinats de femmes israéliennes parce que juives et femmes par les terroristes du Hamas le 7 octobre. Et quand ces assassinats sont nommés pour ce qu’ils sont, c’est-à dire des féminicides, l’anathème est lancé, toujours le même : c’est une campagne menée par « des féministes blanches bourgeoises » Faut-il en conclure que ces viols feraient partie des dommages collatéraux de ce qui est nommée « la résistance palestinienne » ? Les seuls viols et féminicides à dénoncer seraient-ils ceux commis par des blancs occidentaux ?