Univers-elles

Avant propos à la publication des actes du colloque Le féminisme à l'épreuve des mutations géopolitiques

Vais-je dire qu’en tenant à Paris, au début du mois de décembre 2010, un congrès international sous le titre « Le féminisme à l’épreuve des mutations géopolitiques » nous savions qu’aux mutations géopolitiques déjà réalisées et bien visibles, d’autres, peu de temps après, allaient s’ajouter ? Non, je n’aurai pas cette audace. J’aurai cependant celle d’affirmer que la problématique énoncée, les interventions et les débats qui eurent lieu durant ce congrès auquel participèrent plus de 600 personnes, étaient en phase avec ce qui allait surgir bientôt en Tunisie d’abord, dans les derniers jours de décembre, puis faire son chemin en 2011 en Egypte, et dans d’autres pays arabes.   

« Nous », c’est-à-dire des femmes du Nord et du Sud, de l’Est et de l’Ouest avons affirmé que les mensonges de l’universel ne devaient pas conduire à son abandon et qu’en réponse aux marquages et aux instrumentalisations identitaires de tous ordres, l’égalité et la liberté n’étaient pas des valeurs occidentales, mais des valeurs universelles. Universelles, c’est-à-dire qui valent pour toutes, par delà les cultures, les religions, les nations, les communautés, les histoires. Et qui méritent qu’on se batte pour elles.  Nous le disions pour les femmes. 

 

Mais en le disant pour les femmes, nous le disions aussi pour tous les êtres humains. Dès la séance d’ouverture, c’est une tunisienne, Sana Ben Achour, alors présidente de l’association tunisienne des femmes démocrates, qui insistait sur ce point : les féministes du Maghreb et du Machrek luttent pour les droits des femmes et en menant ce combat, elles luttent aussi pour la démocratie. Pour elle, les trois combats – pour les droits des femmes, pour les droits de la personne, pour la démocratie – sont indivisibles. Les semaines et les mois suivants du « printemps arabe » allaient lui donner raison.

Il y eut cette émotion devant les images venues de l’autre côté de la Méditerranée, femmes et hommes au coude à coude dans les rues et places, devant ces visages heureux et fiers de montrer que oui, l’égalité et la liberté sont bien leurs valeurs et leur cause. Dégoût et honte aussi devant la frilosité de nombreux gouvernements, dont celui de la France, qui n’ont salué que tardivement et du bout des lèvres ces luttes contre dictateurs et prédateurs, mais ont agité rapidement la menace d’immigrés envahisseurs comme s’il s’agissait d’une conséquence inéluctable des libertés conquises. Certes l’aide apportée à la rébellion libyenne a gommé quelque peu cette réticence à prendre acte des aspirations des peuples et à saluer les changements du monde. Tandis que la Libye se débarrassait de Kadhafi à la fin du mois d’août, en Syrie, des femmes et des hommes continuaient courageusement de lutter, malgré une répression féroce conduite par le régime de Bachar Al-Assad et sans autre soutien occidental que celui des mots

Dans le chemin qui s’ouvre désormais pour les peuples de plusieurs pays du monde arabe, il faut souhaiter que les femmes  qui ont participé nombreuses – les unes avec voile et d’autres sans, il convient de le souligner – aux soulèvements contre des régimes dictatoriaux et corrompus ne soient pas les oubliées de la démocratie. Car la joie de voir des êtres debout ne fait pas oublier – les précédents sont nombreux – ce que nous savons, que rien n’est jamais gagné pour les femmes si elles ne se constituent pas en mouvement autonome, s’affirmant du même coup actrices de leur histoire et de l’Histoire. Cette autonomie, les mouvements féministes l’ont toujours portée, sur des scènes nationale et internationale. On peut même ajouter qu’il y a un internationalisme féministe, pour ne pas dire une internationale féministe informelle, heureusement informelle.

En organisant un congrès international nous voulions d’une part poursuivre cette tradition sans cesse reprise au fil des décennies depuis le XIXéme siècle, d’autre part prendre la mesure des effets et pour les femmes et pour le féminisme des changements du monde, 40 ans après l’explosion des mouvements de libération des années 70. Nous avions quelques questions : Que veut dire à l’heure de la mondialisation, « égalité des sexes » et « liberté des femmes » ? Quelle traduction de mots d’ordre anciens (exemple « notre corps nous appartient ») dans une division internationale et sexuée du travail, travail de production et de reproduction ? Que sont devenues nos conquêtes entre marchandisation triomphante et retour du religieux ? A l’heure du post (post communisme, post colonialisme, post moderniste) qu’est-ce qu’une politique féministe ? Et avec ces questions et quelques réponses, nous savions aussi que nous étions en prise avec le présent et l’avenir.  Un avenir qui allait non seulement confirmer qu’il y a des principes et des valeurs dont l’humanité tout entière peut s’emparer mais aussi que la question des femmes, c’est-à-dire les questions qu’elles posent, qu’on leur pose, qu’elles se posent, s’ancrait, pour des causes occasionnelles et des raisons diverses, dans l’actualité.

Tandis que des Tunisiennes, des Egyptiennes, des Libyennes, des Syriennes, des Yéménites prenaient leur place sur la scène publique, des Iraniennes rappelaient qu’elles n’avaient rien abandonné de leur désir de liberté. Au même moment, par millions, les Italiennes, celles qui, dans les années 70 avaient conduit un movimento delle donne massif, vif, imaginatif, descendaient avec leurs filles dans les rues de Rome, de Milan et d’autres villes de la péninsule pour dire leur ras-le-bol autant des orgies tarifées du président du conseil, Silvio Berlusconi, que de la manière dont la télévision les réduisait à des objets, ou encore des inégalités de salaires. Surtout, avec leur mot d’ordre Se non ora quando ? a contribué à sa manière au développement des débats sur les violences sexuelles, le sexisme et plus largement sur la place des femmes dans la société. Et quand en juillet 2011, plusieurs associations ont organisé en banlieue parisienne, un week end de rencontre sous le titre « Féministes en mouvements », nombre de medias nationaux se sont déplacés, ce qu’ils n’auraient sans doute pas fait quelques mois plus tôt.

Ensemble, les différentes contributions de cet ouvrage donnent la mesure de la complexité des questions liées aux femmes, tant celles-ci sont à la fois et toujours objets et sujets, victimes et actrices, otages et mesures de l’émancipation.

Malgré les multiples brèches déjà faites dans les murs, multiples eux aussi, de la domination masculine, le chemin à parcourir est encore long et incertain. L’année 2012 dira les effets pour les femmes des révolutions en cours. S’agissant de la France, puisque cette année est électorale, l’objectif est de mettre la question des femmes au cœur de la campagne présidentielle, de la sortir des enjeux subsidiaires, de cesser de la limiter à quelques revendications sans cesse réaffichées pour en faire un enjeu principal, un enjeu d’organisation de la société, un enjeu de civilisation, bref, de la mettre au rang du politique.

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