Guy de Maupassant, Le gaulois, 14 février 1882, texte reproduit dans Guy de Maupassant,Chroniques, textes choisis, présentés et annotés par Henri Mitterrand, Le Livre de Poche, 2008, p.112 et 113.
Nous assistons, certes, depuis quelques années à un déplacement de la conscience. La morale change. La morale est pareille aux bancs de sable des rivières : elle se promène ; elle est tantôt ici et tantôt là, s’élève en montagne au-dessus du courant des moeurs et des instincts, forme des obstacles infranchissables en certains points ; puis s’aplanit et l’onde humaine se remet à couler librement, barrée plus loin par une dune mouvante.
L’immense catastrophe financière de ces temps derniers vient de prouver d’une façon définitive (ce dont on se doutait un peu, d’ailleurs, depuis pas mal d’années) que la probité est en train de disparaître. C’est à peine si on se cache aujourd’hui de n’être point un honnête homme, et il existe tant de moyens d’accommoder la conscience, qu’on ne la reconnaît plus. Voler dix sous est toujours voler ; mais faire disparaître cent millions n’est point voler.
Des directeurs de vastes entreprises financières font chaque jour, à la connaissance de la France entière, des opérations que tout leur interdit, depuis les règlements de leurs société jusqu’à la vulgaire bonne foi ; ils ne s’en considèrent pas moins comme parfaitement honorables. Des hommes à qui leur fonction et le mandat qu’ils ont, et les dispositions même de la loi, interdisent tout jeu de Bourse, sont convaincus d’avoir trafiqué sans vergogne, et, quand on le leur prouve, ils font en riant un pied de nez, et en sont quittes pour aller manger en paix les millions que leur ont donnés des opérationsillicites !
Quant au fretin des agioteurs, il se fait un devoir de manquer de conscience, et presque une gloire de mettre dedans les naïfs. Le courant de la spéculation a passé sur l’antique probité et a dispersé sa montagne de sable.On a gardé, il est vrai, dans le monde une sorte de probité extérieure, d’honnêteté relative.
Ce qui a disparu surtout c’est la scrupuleuse intégrité, cette minutieuse propreté de la conscience, cette fine délicatesse de l’homme qui ne se serait laissé salir par aucun douteux contact avec l’argent. Dans la crise que nous traversons, on a pu sonder exactement toutes les profondeurs de l’improbité ; et, tandis que les petites gens, atteints par la débâcle, payaient jusqu’au dernier sou, tandis que la modeste bourgeoisie d’un côté et quelques grandes familles de l’autre n’hésitaient pas à tout sacrifier, à tout donner, d’autres, qui sont riches, on le sait, ne se sont point fait scrupule de garder en même temps leur fortune et leurs dettes .
Texte communiqué par Jean-Paul Delahaye