Les cérémonies du quarantième anniversaire ont donc commencé ! D’abord une seule envie, se taire, ne rien dire de Mai 68 au printemps 2008, se féliciter d’en avoir dit, écrit quelque chose deux ans plus tôt, dans un roman, « 32 jours de mai ».
Et puis, quand même, face à la déferlante, et l’on n’est qu’en mars, quelques mots. Notamment pour saluer la tribune de Pierre Bergounioux, Nous les sexagénaires aux 40 printemps, publié par Le Monde du 29 février. Très beau texte qui dit que ce contre quoi nous nous battions en 68 est encore « ce qui se donne pour la réalité ». En conséquence, « …ce n’est pas impunément qu’on revient en arrière ou qu’on s’immobilise. La démoralisation, l’abaissement et l’altération du facteur subjectif, l’envie de crier ou de pleurer qu’on se surprend, dix fois par jour, à réprimer dans la rue, au travail, dans le métro ou les travées de la grande surface, au stade, en lisant le journal ou devant la télévision, n’ont pas d’autre explication… »
Ce qui donne aussi envie de pleurer c’est bien la manière dont les « grands » médias célèbrent ces foutus quarante ans. Qui a le droit de parler de 68 sur RTL, Europe 1, France inter, les chaînes télévisuelles traditionnelles ? « Un quarteron de révolutionnaires en retraite », pourrait-on dire pour plagier le Général d’un autre mois de mai, 10 ans plus tôt. Un peu plus, une dizaine de personnes, pas davantage, presque exclusivement de la gente masculine. Eux qui ont le monopole de l’expression, Mai 68, le discours, l’analyse, la représentation, confisqués depuis 1988 par quelques types qui chaque décennie reprennent l’antienne. Est-ce une certaine forme de paresse et de panurgisme journalistiques, une manifestation du fonctionnement au réseau, à la surface médiatique, à la puissance éditoriale, cette manière que résume bien la formule familière « on ne prête qu’aux riches » ?
Et avec ça, la reconduction de l’imagerie manifs, barricades, charges de police, voitures brûlées, cocktails molotov et bombes lacrymogènes, matraques et pavés – images vues et revues, ressassées jusqu’à la nausée, au point qu’elles sont devenues la seule représentation de Mai.
Comme une lassitude de l’imagerie, un agacement aussi à l’égard de ceux qui savent, car à chaque fois c’est pareil, il y a ceux qui savent, en Mai aussi ils savaient, ils savaient même dès les premières manifs, celles de la première semaine, entre le 6 et le 10 mai, « révolte juvénile », disaient-ils, ou « meurtre du père », ou « archaïsme de l’enseignement supérieur » ou « inquiétude des étudiants pour leur avenir professionnel » (mais oui, déjà, relisez donc les commentaires de l’époque). Après aussi certains ont su, dans les semaines et les années qui ont suivi, certains qui ont toujours les mots pour nommer et analyser, et le pouvoir de l’expression publique, alors ils ont dit, ils disent encore, « un grand monôme », ou « une fête », ou « une crise adolescente », ou encore, dans un registre plus élaboré, « la fin du XIXème siècle », « la porte d’entrée de l’individualisme », ou « du libéralisme », ou « du développement de la société de consommation », ou « de l’américanisation de la France », Mai incarnant alors la ruse de l’histoire pour moderniser la France contre une bourgeoisie archaïque. Donc certains paraissent savoir ce que fut Mai, ou plutôt savent comment le recouvrir, l’ensevelir, ne retenant que les slogans « jouir sans entraves » et « interdit d’interdire », Mai ainsi réduit à un débridement, une farce de fils à papa partie de Nanterre et du Quartier latin pour échouer (aux deux sens du terme) sur les bords de la Seine, un matin de juin, du côté de Flins, puis dans cette Chambre introuvable, à droite comme jamais.Il se peut que ces représentations aient leur part de vérité.
Est-il aussi permis de rappeler que Mai fut aussi, surtout, une grève générale, pas seulement pour une journée, ou pour quelques jours, dix millions de grévistes pendant plusieurs semaines, une grève décidée d’abord par les ouvriers eux-mêmes – à l’époque on parlait d’ouvriers et d’employés, pas de salariés – une grève décidée à et par la base, le 14 mai, après la grande manif du 13 qui n’aurait dû être que ce qu’il était prévu qu’elle soit, une grève d’une journée pour terminer la semaine précédente faite de manifs étudiantes, seulement étudiantes, et d’affrontements avec la police, journée de grève donc pour clore et qui fut en fait une journée de commencement, et d’inauguration. Inauguration de cette grève qui dura jusqu’au début du mois de juin et parfois davantage dans certaines entreprises, car elles en ont eu du mal, les « centrales syndicales » et les « forces de gauche », à faire cesser la grève et à faire reprendre le quotidien de l’usine et du bureau après ces semaines justement de suspension de la vie quotidienne.
Oui, voilà Mai, une grâce imprévisible, cette légèreté qui alors s’empara de la France, une légèreté sérieuse et grave, quelques semaines où l’on a semblé pouvoir vivre loin de la lourdeur des « eaux glacées du calcul égoïste », avec des gens, des femmes et des hommes parlant enfin, et pour certains pour la première fois, disant enfin ce qu’ils ne taisaient plus et qu’ils avaient sur le cœur, la dureté du travail ou l’ennui du boulot, l’injustice et l’humiliation, parler enfin publiquement et sans honte, des cadences, des fins de mois difficiles, dire leur refus d’une société sans âme, leur envie d’autre chose, leur aspiration à autre chose, sans qu’il soit possible de préciser cet « autre chose », avec l’évidence que les formules mises alors en avant, « en finir avec le gaullisme » ou « avec le capitalisme » ne pouvaient parvenir à dire, à traduire ce désir de vivre autrement, tandis que s’esquissait une mise en acte de cet autrement, dans une nouvelle manière d’être ensemble et de faire société.Un autre monde, un autre siècle, une autre époque ? Sans doute. Mais permanente, cette quête d’une autre manière de vivre, insistante, cette aspiration à vivre comme les hommes devraient vivre.
Au fait, pour ne pas pleurer, chantons. C’est ce qu’ont décidé Le hall de la chanson et Rue 89. Il m’a plu d’aller chanter avec eux. Avec le si talentueux Serge Hureau et d’autres, connus et inconnus qui, certains jours, jusqu’en juin, rappelleront ce que chantaient les Français en cette année 68, des chants de camarades aux chansons de tous les jours, celles qui en disent si long sur ce qu'est vivre…