Enfin c’est arrivé. Depuis trois mois, on parlait d’autre chose, de ronds-points, de luttes sociales, d’impôts, de fins de mois, d’insurrection ou pas, de populisme ou pas, de violences des manifestants et de la police, de démocratie, un peu, un tout petit peu d’écologie etc. Il est vrai que certains, ici ou là, tentaient bien de la ramener avec les banlieues et les immigrés, les uns pour affirmer que les casseurs du samedi soir ne pouvaient qu’être que des caïds basanés, d’autres pour appeler à la convergence des luttes, mais ça ne prenait pas.
Depuis samedi 16 février, avec les ignobles injures antisémites proférées contre Alain Finkielkraut, tout est rentré dans l’ordre, si j’ose dire. Le débat peut reprendre là où il avait été laissé, puisqu’enfin on retrouve du connu : antisémitisme, anti-racisme, anti-racistes racistes, antisémites antiracistes, islamistes, islamo-gauchistes, musulmans, immigrés…
Car l’agresseur « n’est pas un petit blanc », je reprends l’expression du grand académicien, mais « très vraisemblablement un salafiste » (idem). Ouf ! Un homme qui porte un gilet jaune, certes, mais qui n’est pas un vrai gilet jaune, pas un gilet jaune des débuts, pas un gilet jaune des ronds-points. Antisémitisme, certes, mais pas celui relevant de l’extrême droite, pas le vieil antisémitisme, celui de Jean-Marie Le Pen par exemple que sa fille Marine a eu la bonne idée de mettre dans un tiroir, ce qui suffit pour certains à la rendre fréquentable et même à lui faire la courte échelle, à l’instar par exemple du magazine Causeur, dont Finkielkraut est très proche.
Pas ce vieil antisémitisme, un reliquat nous dit-on. Mais un antisémitisme new look en quelque sorte, renvoyant à l’extrême gauche, aux islamo-gauchistes, aux islamistes qui existe et qui se développe en effet, aussi inacceptable que le précédent et dont les Indigènes de la République et pas mal d’autres avec eux sont bien les acteurs et les propagandistes.
Et peu importe qu’avant cet épisode, des actes, des propos, des comportements se soient produits, Rothschild derrière Macron, croix gammées, quenelle de Dieudonné, renvoyant plutôt aux deux formes d’antisémitisme. L’une ou l’autre forme, ou les deux, il ne fallait pas les voir ou vite les oublier. Pourquoi ? Pour préserver à tout prix la pureté des gilets jaunes, que dis-je, la pureté du peuple.
Car ils l’ont dit et surtout on le leur a dit et répété, « nous sommes le peuple », « vous êtes le peuple ». Pas une composante du peuple, non le peuple.
Quel peuple, au fait ? Là, ça s’est compliqué ! Car ce fut à chacun son peuple. Et à chacun son instrumentalisation.
Pour les uns, c’est le peuple de la « périphérie », ou des « territoires », ou « des zones rurales », ou de « l’identité malheureuse », un peuple français, vraiment français, et ce peuple-là, qui se dressait non sur des barricades mais sur les ronds-points, nous débarrassait aussi et enfin des banlieues, des immigrés, de la diversité, des féministes, des gays, de la théorie du genre, des familles recomposées, des bobos, du libéralisme culturel…
Pour d’autres, c’est le peuple qui s’élevait contre l’horrible Union européenne et s’attelait à la reconquête de la souveraineté française.
D’autres encore se sont réjoui de retrouver le peuple social, classe contre classe, qui enfin se révoltait contre la folie néo-libérale incarnée par son plus récent avatar, Emmanuel Macron.
Et dans chaque cas, la moindre réserve à l’égard des gilets jaunes, pour quelle que raison que ce soit ne pouvait être, au choix ou en même temps, que mépris du peuple, indifférence aux fins de mois difficiles, soutien à la « macronie », complicité avec les exploiteurs, ignorance de la complexité des luttes populaires et même de leurs inévitables dérives
Le peuple, quelle que soit la manière dont il est dessiné, ne peut qu’être innocent. Et même il doit l’être.
Dans le peuple, Victor Hugo mettait Jean Valjean, Fantine, aussi les Thénardier. C’est que regardant avec ses deux yeux, il voyait un mélange de figures lumineuses et sombres, en véritable ami du peuple qu’il était et loin de toute démagogie.
Les oppositions binaires et manichéennes
Mais depuis plusieurs années, donc bien avant le mouvement des gilets jaunes, une musique sans cesse plus forte se fait entendre. Quand cela a-t-il commencé ? Je ne saurais le dire. Mais peu à peu, une accoutumance s’est installée. A quoi ? A plusieurs oppositions binaires, systématiques, manichéennes.
D’abord à l’opposition élites/peuple, maniée, chaque jour ou presque, à la fois par Valeurs actuelles, Causeur, Eléments, la revue de la vieille nouvelle droite, Le Figaro, Marianne, pour ne citer que ceux-là, ainsi que par Le Front national devenu Rassemblement national et par La France insoumise.
Inutile de préciser quelque peu qui ou quoi cette expression « les élites » désigne. S’agit-il des élites financières ? Economiques ? Médiatiques ? Intellectuelles ? Politiques ? Culturelles ? Il suffit de dire « les élites », (« les » et non pas « des », globaliser est plus facile que de faire des distinctions !), comme il suffit de les vitupérer, de surfer sur leur « débâcle », de répéter à tout va qu’elles sont « coupées du peuple », « déconnectées du réel », « mondialisées »…
Curieux, quand même, de lire ou d’entendre cette dénonciation incessante des élites sous la plume d’éditorialistes en vue, de politiques ayant alterné une vie entière mandats de député et de sénateur et fonction de ministre, d’intellectuels ayant leur rond de serviette dans tous les médias, d’universitaires…. Ils vitupèrent « les élites » mais n’en sont pas. Car « les élites », bien sûr, ce sont les autres, comme les bobos d’ailleurs !
A quoi sert le plus souvent cette rengaine de l’opposition peuple/élites ? Vient-elle en défense du peuple, comme elle le prétend ? Sert-elle à rendre visibles les inégalités, les discriminations, les écrasements, les injustices ? Bien peu. Le plus souvent elle a une fonction idéologique, elle permet de disqualifier des idées, des analyses, des luttes. Le mot « peuple » est présent juste pour affirmer que tout ce qui censé plaire aux « élites » déplait au « peuple » présenté comme homogène. Ainsi le « peuple » par exemple, serait forcément pour les frontières, ou contre l’Europe, ou pour la préservation des traditions, ou encore, last but not least, contre le sociétal.
Ah l’horrible sociétal – Eric Zemmour et tant d’autres nous l’ont assez répété – qui ne concerne pas le peuple ! Mépris du peuple en fait déguisé en éloge !
A l’opposition élites/peuple d’autres se sont ajoutées au fil des années, dominants/dominés, Blancs/non Blancs, de souche/pas de souche.
Il faut un temps où l’on disait bourgeois et prolétaires. On ne le dit plus. Serait-ce parce que les bourgeois et les prolétaires ont disparu ? Ou s’agit-il juste d’un changement de mots ? Non.
Ce qui s’est installé, ce à quoi nous nous sommes accoutumé, c’est à une logique identitaire partagée par des camps opposés, à une pensée captive d’un logiciel identitaire.
Un totalitarisme de l’identité a pris le pouvoir, une folie conjuguée des racines, de l’origine, de la race, de la religion. Un fonctionnement qui essentialise l’autre, l’érige en altérité radicale, attise la haine de tous contre tous.
Solitude immense de celles et ceux qui ne veulent être ni d’un camp ni de l’autre, qui se situent sur une ligne de crête, qui disent non aux identitaires des deux bords, qui refusent les assignations et les globalisations.
Les haines, les oppositions identitaires, qu’elles soient de classe, de sexe, de religion, d’origine sont une politique. Une funeste politique quand elles deviennent la seule lecture d’une société.
Non pas enfouir les colères, mais les transformer, les socialiser, les républicaniser, les articuler à l’émancipation.
Est-ce encore possible ? Je l’espère. Ne pas s’y atteler revient à les laisser à la dérive. Jusqu’où ?
J’aime cette remarque de Proust, dans une lettre qu’il adresse le 7 mars 1915 à Lucien Daudet : « il est vrai que le mot « boche » ne figure pas dans mon vocabulaire ». Et pourtant la guerre lui a enlevé l’ami cher Bertrand de Fénelon : « il y aura des violettes, des fleurs de pommier, avant cela des fleurs de givre, mais il n’y aura plus de Bertrand ».