Hommage à Evelyne le Garrec

Contre la mort, rappeler la vie

Dans ce moment qui nous réunit par la tristesse et de chagrin, je voudrais surtout revenir sur des moments de vie, d’actions, de créations, d’inventivité, de tendresse partagés avec Evelyne, des moments de débats, de désaccords aussi et même de disputes, car, oui, avec Evelyne, les affrontements pouvaient être vifs, tant elle défendait avec détermination ses positions et ses convictions.
J’ai rencontré Evelyne à la fin de 1974 ou au début de 1975, elle était journaliste à Politique Hebdo, je l’étais à Libération, nous nous sommes croisées car nous traitions dans nos journaux respectifs de la « question des femmes ». Nous sommes vite devenues amies, et nous avons vite parlé du fonctionnement de ces deux titres, qui pour être d’extrême gauche n’en étaient pas moins machistes. Nous avions, toutes les deux, le même désaccord avec leur conception de l’information, de sa hiérarchie, et nous nous heurtions aux mêmes obstacles et aux mêmes rengaines. A la demande de Françoise Collin qui dirigeait une revue de l’époque Les cahiers du GRIF, nous avons publié, en octobre 1976, un débat conduit aussi avec Marie-Odile Delacour, autour de cet enjeu Femmes et journalisme. Evelyne y disait : « Nous, les femmes, on remplit les trous avec ce qu’on appelle en gros, à P.H., la vie quotidienne, société, civilisation, tout ce que tu voudras […] Quand vient le tour de la vie quotidienne, il n’y a plus de temps et on passe rapidement. Je propose mon papier et on ne conteste d’ailleurs presque jamais mes propositions. Je peux proposer tout ce que je veux ils s’en foutent, c’est si peu important ! »
Malgré tout, Evelyne a fait, à Politique Hebdo, un travail important en faveur des luttes  des femmes, et c’est par ces luttes que sa manière d’être journaliste a changé.
Evelyne a été deux fois journaliste, elle était une certaine journaliste avant le MLF, elle en a été une autre pendant et après. Elle dit cela très clairement dans La rive allemande de ma mémoire (page 81 et 82) : « En faisant parler les autres, j’évitais de parler de moi. Je n’étais pas avec eux pour raconter ma vie. J’étais payée pour qu’ils me racontent la leur, et pour me taire, ma parole consistant seulement en questions à poser, à bien poser pour obtenir le résultat escompté […] J’ai aussi navigué entre les luttes des autres sans m’ancrer dans aucune […] Spectatrice universelle, je fuyais le risque d’être l’objet du spectacle […] Après, plus tard, bien plus tard, il y a eu le Mouvement des femmes. Mais c’est alors que j’ai cessé d’être, de pouvoir être journaliste, du moins de la manière que j’ai dite »
Deux manières donc d’être journaliste et dans la deuxième manière l’engagement d’Evelyne dans Histoires d’elles, ce journal que nous avons créé à quelques-unes en 1977. Il s’agissait alors de parler des femmes, de leurs luttes, de leurs aspirations, de leurs créations, de leur manière de se tenir debout, mais pas seulement, notre ambition était aussi d’avoir un regard féministe sur tous les sujets et enjeux, qu’ils soient politiques, écologiques, internationaux, culturel.
Toutes celles qui ont participé à cette aventure gardent d’Evelyne un souvenir précis et précieux, tandis qu’elle se transformait, non plus journaliste spectatrice mais journaliste engagée, engagement personnel et engagement collectif, non plus seulement le regard sur, mais le regard avec.
Evelyne fut l’un des piliers de cette entreprise, un pilier solide, compétent, déterminé, comme elle joua, un peu plus tard, un rôle important dans la création de l’Association des femmes journalistes (AFJ) en 1981 et dans l’association Féminisme et politique.

Mais 1981 c’est aussi l’année où par la grâce de l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République, Evelyne, toujours journaliste et écrivaine, devint aussi femme de ministre. Et ce n’est pas manquer de respect à Jean que de dire que ce n’était pas vraiment sa tasse de thé ! Pour m’en tenir à une anecdote, je me souviens d’Evelyne devant porter une robe du soir pour la réception organisée au château de Versailles en clôture du sommet du G7 de 1982. « Un grand couturier m’en prête une », me raconte-t-elle. Comme elle était plutôt choquée d’un tel prêt, je lui dis que c’est quand même mieux que de devoir acheter une robe, surtout pour un seul soir ! Evelyne me rétorqua « oui, mais tu vois, même sous la gauche, on ne prête qu’aux riches et aux puissants ».
En fait, elle découvrait, nous découvrions, que la gauche au pouvoir, comme l’on disait à l’époque, la gauche dans les palais nationaux, ce n’était pas tout à fait le changement attendu, espéré, et en tout cas pas le changement de la comédie humaine.
De gauche Evelyne l’était, et c’est parce qu’elle l’était profondément qu’elle était exigeante, et son intransigeance était à la mesure de cette exigence. Evelyne était une femme en colère contre le désordre du monde, comme féministe elle voulait en finir avec la domination masculine et avec la domination tout court.
Et sans doute cette exigence s’enracinait elle dans ce qu’il faut nommer sa part tragique. C’est dans la crainte et le tremblement, les mots de Kierkegaard conviennent ici, qu’Evelyne a écrit son livre La rive allemande de ma mémoire et dans la crainte et le tremblement qu’elle l’a donné à lire et qu’elle l’a publié. Cette publication lui fut une épreuve, elle lui fut aussi une délivrance, au moins partielle, car traquant et même assumant une histoire familiale, elle pouvait la mettre à distance.

Cette part tragique empêchait sans doute Evelyne d’être sereine, mais pas de rire. Et des rires, nous en avons partagés beaucoup, à travers plusieurs décennies. Evelyne était, je l’ai dit, une femme en colère, une femme de conviction, aussi une femme de tendresse et d’amitié, même si elle avait de la pudeur à dire ses sentiments.
Des ami-es, elle en avait beaucoup, certain-es sont là, aujourd’hui, d’autres ont téléphoné, écrit pour dire leur tristesse, leur affection, leur admiration.

Oui chère Evelyne, nous t’aimons et nous t’admirons.

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