Gardons nos lampes allumées 2011

“Gardons nos lampes allumées” (1)

Entretien réalisé (entre mars et juillet 2011) par Sylvie Duverger et mis en ligne sur Bibliobs
« Féministes en tous genres »
avec Martine Storti, présidente de l’association « Quarante ans de mouvement »

Sylvie Duverger : Comment définiriez-vous le féminisme ?

Je vais le définir par ses objectifs. Le féminisme vise à obtenir pour les femmes l’égalité et la liberté. Les deux sont indissociables. Et de même importance. En disant cela, le féminisme dit qu’il ne doit pas y avoir de discriminations liées au sexe, ou bien qu’il n’y a pas un rôle social des femmes parce que femmes, ni non plus une idée du « féminin » qui serait intemporelle, anhistorique. Le féminisme est donc un mouvement politique, en ce sens qu’il a à voir avec l’organisation de la cité, avec le rapport entre les sexes.

Votre ouvrage Je suis une femme, pourquoi pas vous ? rassemble les articles que vous avez écrits entre 1974 et 1979 pour Libération sur « le mouvement des femmes ». Vous y republiez également des entretiens avec Luce Irigaray (2), et vous y témoignez d’un intérêt certain pour les thèses de la philosophe et psychanalyste différencialiste. En outre, celui de vos articles qui concerne Questions féministes (3) donne à penser que vous estimez que la différence des sexes résiste à ses déconstructions féministes matérialistes. Vous vous définiriez vous-même comme une féministe différencialiste, en quête d’une féminité authentique, à (re)trouver ou à créer en deçà ou au-delà d’une féminité-mascarade confortant le phallogocentrisme ?

Qu’il y ait « de la différence des sexes » me paraît une évidence ! Qu’il y ait une « féminité de mascarade », pour reprendre votre expression, est une autre évidence. Mais de là à dire qu’il y a une vraie féminité, une féminité véritable à faire advenir, c’est un pas que je ne franchis pas. Je pense qu’il y a plusieurs manières d’être femme (et d’être homme aussi bien) et que personne ne peut dire ce qu’est ou serait la vraie féminité, la féminité véritable. Il y a évidemment une histoire de la féminité, il y a une histoire de la masculinité, ainsi qu’une histoire de la différence des sexes. Cette question de la différence, de surcroît, est vite un piège. En effet c’est au nom de la différence qu’on a justifié (à bien des égards on continue) l’inégalité, pour les femmes, mais pas seulement. Ainsi dans le travail, telle ou telle qualité considérée comme «  féminine » pour assigner à telle tâche ou tel métier ; ou encore la grossesse, la maternité, comme raison des inégalités de salaire ou de carrière ; et même dans des lieux où l’on pouvait penser que cela n’arriverait pas. Á titre d’exemple, l’épisode récent (mars 2011) d’une inspectrice pédagogique n’informant pas une enseignante de la vacance d’un poste en khâgne avec le motif suivant : « Ce poste demande une énorme charge de travail très peu compatible avec le métier de mère de famille (même si les choses évoluent c’est très lent), je ne l’ai donc signalé qu’à des collègues hommes ou des collègues “femmes” sans enfant… ». La maternité si souvent glorifiée est cause de discriminations dans un même mouvement, tandis que le métier de « père de famille », lui, n’est nullement un obstacle puisqu’on peut facilement s’en décharger sur une autre ! Il faut à la fois pouvoir affirmer des différences et faire que ces différences ne soient pas des alibis à l’inégalité. C’est aussi parce qu’il y a de la différence – et qu’elle est incontournable – que la liberté est indissociable de l’égalité.

Le différencialisme, qui affirme qu’il y a des spécificités féminines, que les femmes ont « un autre corps sexué, un autre imaginaire » vous paraît-il conciliable avec le féminisme ? Le féminisme ne vise-t-il pas à l’égalité des femmes avec les hommes, et l’affirmation de différences biologico-psychologiques est-elle pleinement compatible avec  l’égalité socio-politique ? Luce Irigaray d’ailleurs ne se qualifie pas elle-même de féministe, ou du moins jamais sans réticence (4)…

L’égalité n’est pas la similitude. Je ne parviens pas à comprendre pourquoi la confusion est si souvent faite. Le contraire de l’égalité, ce n’est pas la différence, c’est l’inégalité, la discrimination. Le reste est du bavardage. L’égalité doit se conjuguer avec le différent. Et c’est justement parce qu’il y a de la différence (qui peut être de sexe, de couleur, d’origine sociale, de religion, etc.) qu’il faut affirmer l’égalité. Il y a égalité (de droits et de devoirs) avec et par delà les différences, quelles qu’elles soient.

Mais l’inégalité ne se définit-elle pas comme une différence de traitement, ou comme une non-identité de droits et de devoirs ? Par exemple, pendant longtemps – et c’est encore trop souvent le cas aujourd’hui -, les femmes jouissaient, si je puis dire, de plus de devoirs que de droits ; elles avaient des devoirs et des droits différents de ceux dont disposaient les hommes.  En outre, n’est-ce pas des salaires semblables, une semblable possibilité d’aller et de venir de jour comme de nuit, un droit semblable à disposer de son corps… que nous revendiquons, pour toutes, et tous ? Dans les faits il semble bien que la différence soit synonyme d’inégalité, et que l’égalité équivaille à l’identité…

Mais encore une fois ne confondez-vous pas « égal » et « pareil » ! Si vous fondez l’égalité sur la similitude, vous ne vous en sortez pas. Ainsi – du moins jusqu’à présent -, ce sont les femmes qui portent les enfants et les mettent au monde. C’est une différence, disons de nature, que nous avons avec les hommes. Eh bien cette différence ne doit pas être source d’inégalités dans le travail. Dans les faits, vous avez raison, elle l’est encore. Mais elle ne doit pas l’être. Il faut donc inclure les différences dans l’égalité, sinon on a l’attitude de l’inspectrice qui estime que le métier de mère est incompatible avec l’enseignement dans une khâgne !

Au sein de la rédaction de Libération vous avez éprouvé le sentiment d’être déplacée (5). Pour quelles raisons ?

Ce sentiment a tenu à différents paramètres : je ne venais pas de la mouvance maoïste, à l’instar d’un nombre important de personnes travaillant à Libération, et sur bien des points qu’il serait trop long de développer ici, j’étais en désaccord politique avec cette mouvance. Par ailleurs je trouvais le journal (qui existait depuis 1973) trop populiste et misérabiliste. Je partageais le projet de faire un quotidien qui échapperait à l’emprise de l’argent et des groupes financiers, qui ne s’en tiendrait pas à l’information officielle, qui serait l’écho des mouvements sociaux, la vie au jour le jour de ces milliers de gens rarement objets d’enquêtes et de reportages. Mais j’étais en désaccord avec ce qui fondait idéologiquement le journal, cette façon de juger la parole du peuple porteuse en soi de vérité et de vertu. Je ne partageais pas cet engouement pour le peuple qui sévissait particulièrement dans les rangs de ceux – et ils étaient nombreux à Libé – qui n’en venaient pas. Oser prendre quelque distance avec cette vénération où je voyais finalement plus de mépris que de véritable respect, c’était passer pour un infâme réactionnaire ! Ce populisme se conjuguait paradoxalement avec une frénétique mondanité. Que de personnalités (on ne parlait pas encore de « people ») – intellectuels, artistes, cinéastes, écrivains – désignées par leur prénom, appelées sans cesse au téléphone, traitées familièrement. Chacun semblait avoir un carnet d’adresses bourré de noms prestigieux. Autre raison, non des moindres : le petit nombre de femmes à la rédaction du journal et parmi elles le nombre encore plus petit de celles qui se proclamaient féministes. Ajoutons à cela une division sexuée du travail : peu de femmes à la rédaction mais beaucoup aux tâches non rédactionnelles du quotidien (fabrication du journal en particulier). Cependant, être « déplacée », pas tout fait à sa place, a aussi ses avantages : l’absence de liens affectifs, de passé commun rend plus libre.

Vous observez qu’en 1974 Sartre fut le seul à s’étonner qu’il n’y ait pas de femme au sein du « comité d’animation » décidant des orientations à donner au Libération renaissant. Vous dites que vous avez dû batailler pour que soit créée et maintenue au fil des ans une rubrique consacrée dans ce quotidien aux combats des ouvrières, aux luttes féministes, aux ouvrages portant sur les questions de genre, aux films réalisés par des femmes (6)… Vous pouvez nous raconter comment vous êtes parvenue à imposer cette rubrique, la seule qui fût explicitement féministe dans la presse quotidienne française ?

Disons que les choses se sont faites au jour le jour, à force de ténacité. Évidemment, tenir cette rubrique n’a pas été toujours facile, d’autant que j’étais prise entre deux « injonctions critiques » : pour les « copines du mouvement », j’avais le tort de travailler dans un « journal de mecs » – vice alors rédhibitoire ! – ce qui ne les empêchait nullement de me solliciter constamment pour que je passe telle ou telle tribune, ou que je donne telle ou telle info. Pour les « mecs du journal » (langage de l’époque) je n’étais pas assez « journaliste », j’étais trop proche du mouvement des femmes. Il se trouve en effet que j’étais partie prenante du Mouvement et donc très investie dans les luttes des femmes. Traiter ces luttes multiples, aux formes et aux champs divers, dans un quotidien était donc une des parts que je prenais au combat féministe (7). Il faut aussi souligner qu’il fallait être aveugle – mais en effet la plupart des journaux et médias l’étaient – pour ne pas voir qu’il se passait beaucoup de choses. Et qu’elles étaient passionnantes. Toutefois, cette double injonction, d’une certaine manière était aussi un instrument de liberté ; je n’étais ni en position de spectatrice, ni neutre, cependant je refusais d’être soumise, que ce soit aux « copines du Mouvement » ou aux « mecs du journal ». Sans doute est-ce cette liberté, ma liberté propre, une sorte de liberté intérieure que je gardais qui fait que ces articles, écrits il y a près de 40 ans, représente, pour reprendre une expression de Fabienne Dumont, « une coupe vivante dans l’histoire du MLF, et j’ajouterai, dans celle des années 70.

Vous rappelez que lorsque les femmes ont exigé que l’institution judiciaire sanctionne sévèrement et sans plus de complaisance les viols et les violences commises à leur encontre, dans les colonnes mêmes de Libération, une journaliste s’est associée aux gauchistes qui les accusaient de complicité avec la politique répressive menée par le gouvernement et « la justice bourgeoise » (9). Ce type d’argumentaire vous semble-t-il caduque aujourd’hui ?

Mais il l’était déjà à l’époque, ou plutôt nous étions dans le « deux poids deux mesures » : traduire en justice et condamner un patron considéré comme responsable de blessures ou de morts d’ouvriers dans un accident du travail était une « juste lutte », juger et condamner un violeur était « cautionner la justice bourgeoise » ! Cette polémique – qui fut à certains moments très violente, en particulier au sein de Libération – recouvrait aussi autre chose : cette obligation faite aux femmes de toujours justifier les combats qu’elles mènent, de toujours rendre des comptes. Cela dit, impossible de nier que l’institution judiciaire reprenait trop souvent les arguments féministes pour les mettre au service d’autres causes, variables selon les tribunaux, tantôt une forme de moralisme, tantôt une forme de racisme.

Comment s’explique selon vous le fait que les exigences féministes – par exemple celle de disposer de son corps, et donc, entre autres, celle de s’habiller à sa guise, et de n’être obligée ni de se voiler ni de se dévoiler contre son gré – soient si aisément instrumentalisées, et qu’aujourd’hui, par exemple, au nom de cette liberté, des hommes blancs (notamment) tiennent des discours et promeuvent des lois ressentis comme racistes par une partie croissante de ces femmes qu’ils prétendent libérer ?

Votre question contient déjà des réponses et je ne suis pas certaine d’être d’accord avec vos formulations. Reprenons. Je trouve que c’est un peu facile de mettre sur le même plan « la libre disposition de son corps », et celle » de se voiler ou de se dévoiler ». C’est glisser rapidement sur le signe qu’est le voile, qu’il s’agisse de le porter ou de ne pas le porter, à savoir un signe politique. C’est parce qu’il est un signe politique (et ce « politique » renvoie à plusieurs enjeux – notamment sexuel, identitaire, culturel, civilisationnel…), et pas juste un vêtement, qu’il n’est guère possible de le prendre à la légère. La question du « racisme » en est une autre. Vous dites « le discours des hommes blancs », mais non, il peut être aussi celui de « femmes blanches » et même de femmes qui s’affirment « féministes ». (Je reprends vos expressions mais je les conteste : sauf erreur de ma part, il ne faut pas confondre « blanc » et « occidental »). Mais là encore il ne faut pas tout mélanger. Qu’il y ait instrumentalisation d’une question comme celle du voile et, au delà, du féminisme est une évidence. Mais l’instrumentalisation est de chaque côté. Ainsi l’extrême droite et une grande partie de la droite française sombrent dans une laïcité identitaire alors qu’il s’agit d’un principe ou d’une valeur, tandis que certaines féministes se mettent à porter un drapeau islamophobe. Mais instrumentalisation aussi dans l’affirmation identitaire par le marquage du corps des femmes et par la volonté d’introduire ce marquage dans l’espace public. J’ajoute que les confusions ambiantes, par exemple celle de mettre un signe égal entre le voile et le string me paraissent non seulement grotesques mais effrayantes : car si personne ne meurt de ne pas porter de string, certaines femmes dans le monde meurent de ne pas porter le voile.

1.Association créée en 2009. Le blog Re-belles, animé par Cathy Bernheim et Michèle Revel, n’est pas stricto sensu le blog de l’association, mais rassemble et diffuse les informations la concernant : re-belles.over-blog.com 2. « Un autre corps sexué, un autre imaginaire… » (30 et 31 janvier 1976), in Je suis une femme, pourquoi pas vous ?  1974-1979 : Quand je racontais le mouvement des femmes dans Libération, éditions Michel de Maule, 2010 p. 73-79 et « Mères et filles vues par Luce Irigaray : ‘Nous, filles, devons susciter nos mères comme femmes », in Je suis une femme…, p. 267-275. 3. Ibid., p. 169-170. 4. Ibid., p. 271. Voir également l’entretien de L. Irigaray avec Gilian Howie, « Becoming Woman, Each One and Together » (2007) in Luce Irigaray, Conversations, Londres et New York, Continuum, 2008, p. 73-78 5. Je suis une femme, pourquoi pas vous ? p. 12. 6. Ibid., p. 14-14 ; pp. 21-22 ; p. 63. 7. Par exemple, en 1976, Martine Storti participe à la fondation du journal Histoires d’elles, voir Un chagrin politique, op. cit., p. 152 sq et martine-storti.fr 8. Fabienne Dumont, « Une coupe vivante dans l’histoire du M.L.F. », septembre 2010, publié sur nonfiction.fr, article disponible à cette adresse : article sur nonfiction.fr 9. « Demain il sera trop tard », 17-19 mai 1976 in Je suis une femme, pourquoi pas vous …,  p. 101-102.

“Gardons nos lampes allumées” (2)

Vous êtes écrivaine, et vous êtes également inspectrice générale de l’Éducation nationale. Les questions soulevées par les féministes – libre disposition de son corps et de sa fécondité, de son désir et de sa sexualité, égalité des droits et des possibilités existentielles – sont-elles prises en compte dans les programmes scolaires ? Simone de Beauvoir n’est toujours pas au programme de philosophie, à ma connaissance (1). Ne faudrait-il pas lancer une pétition pour qu’au moins, parmi les philosophes féministes, l’auteure du Deuxième sexe y figure ?  Y a-t-il dans les lycées des cours d’histoire du féminisme ? Dans le Bulletin officiel spécial n° 9 du ministère de l’Éducation nationale (30 septembre 2010), il est précisé que le thème « Féminin/masculin » du programme des sciences de la vie et de la terre des classes de Première L et ES « vise à fournir à l’élève des connaissances scientifiques clairement établies, qui ne laissent de place ni aux informations erronées sur le fonctionnement de son corps ni aux préjugés ». Il donnera « également l’occasion d’affirmer que si l’identité sexuelle et les rôles sexuels dans la société avec leurs stéréotypes appartiennent à la sphère publique, l’orientation sexuelle fait partie, elle, de la sphère privée.» (2) Le Vatican, les associations familiales catholiques, Christine Boutin et même des enseignant-e-s du public jettent l’anathème sur « la théorie du genre » (3). Que pensez-vous, quant à vous, de la prise en considération récente dans l’enseignement secondaire des recherches menées dans les études de genre ?

Lorsque j’étais professeur de philosophie, il y a longtemps, au début des années 70, Beauvoir figurait et dans les manuels de français et dans les manuels de philo. Peut-être pas à travers Le deuxième sexe, il est vrai. Des cours d’histoire du féminisme dans les lycées ? Pourquoi pas, puisque cela fait partie de l’Histoire. Et d’ailleurs certains professeurs en font. Prendre en compte les questions soulevées par les féministes dans les programmes, dites-vous, mais franchement personne n’est empêché d’aborder de telles questions, en français, en philo, en histoire, en SVT, en SES, en ECJS …Puisque vous vous adressez à moi comme IGEN (inspectrice générale de l’Éducation nationale), je vais vous dire que la liberté ne s’use que si l’on ne s’en sert pas. Aujourd’hui un-e enseignant-e, un-e chef d’établissement, un-e inspecteur-trice peuvent s’emparer de tel ou tel sujet, les traiter, les examiner avec les élèves, à condition évidemment de s’informer, de chercher, de travailler. Cela arrive souvent. Mais il arrive aussi que ce travail, cette curiosité n’existent pas. Comme IG je suis très frappée de cela, la différence entre les uns et les autres, impossible de tenir des discours généraux, sur les profs, les lycées… Non, d’un établissement à un autre, d’une classe à une autre, tout est différent et pour le dire de manière un peu brutale, la variable est celle du travail, du travail intellectuel, du travail de la pensée. L’histoire du féminisme, dites-vous, n’est pas enseignée dans les lycées, ou pas assez. Mais c’est l’histoire tout court qui ne l’est pas assez ! Quant aux réactions du Vatican, de certaines associations catholiques, eh bien, dès qu’il est question de sexe, de genres, elles ne varient pas ! Dans nos sociétés, la libération des femmes s’est faite contre la papauté et l’église catholique.

Certes certains manuels proposent quelques textes de femmes philosophes, mais le ratio est dérisoire, or, si l’on veut l’on peut trouver des femmes philosophes, même dans l’Antiquité (4).  Ne pensez-vous pas que nous devrions mener une action collective pour que la question du genre soit dûment traitée en philosophie, et pour que les listes d’auteur-e-s recommandé-e-s comportent au moins un tiers de femmes?

Inscrire davantage d’auteures femmes au programme, oui, bien sûr, mais fixer un quota, cela ne me plaît pas beaucoup. Et puis trouver un tiers de femmes en philosophie, la tâche ne sera pas aisée. On sait pourquoi la place des femmes en philosophie, et dans bien d’autres domaines d’ailleurs, est peu importante jusqu’au vingtième siècle. Pas facile d’écrire, de peindre, de composer, de produire des systèmes lorsque le temps est pris par les tâches ménagères, les enfants à mettre au monde et à élever… On connait la revendication de Virginia Woolf, celle d’une « chambre à soi », autrement dit un lieu qui permette d’être à à l’abri, d’être dégagée des préoccupations quotidiennes, familiales, domestiques et d’avoir du temps, de la disponibilité, de l’insouciance. La très grande majorité des philosophes est misogyne, j’ajouterais raciste et antisémite. Pour autant ne faut-il pas les lire ? les connaitre ? les comprendre ? les analyser ? Et puis certains de ces philosophes misogynes, à la fois dans l’oubli et dans l’obsession des femmes, je devrais même dire de la femme, n’ont-ils pas aussi donné des outils intellectuels d’émancipation dont les femmes ont su se servir ? Donc ce n’est pas noir et blanc. Pour ma part, il me paraît important à la fois de mettre plus d’auteures femmes dans les programmes et aussi de décrypter les systèmes philosophiques, les théories, les idées du point de vue du genre, du point de vue de la différence des sexes. Cela dit, les philosophies valent aussi pour elles-mêmes : peut-être est-ce ringard et/ou pas assez féministe, mais à mes yeux la valeur et l’intérêt de Platon, ou de Kant ou de Rousseau etc. existent malgré ce qu’ils disent ou ne disent pas des femmes ! Et pour être encore moins féministement correcte, je n’aime pas beaucoup cette espèce de police de la pensée qui traque dans des textes anciens le sexisme ou l’homophobie ou l’antisémitisme…

En 1987, vous écriviez : « Le Mouvement de Libération des Femmes a une histoire. Sans doute a-t-il aussi des héritières ; mais elles connaissent peu l’héritage », « pas plus que les jeunes femmes qui, à la fin des années soixante, redonnèrent force au féminisme, ne connaissaient les luttes des siècles passés » (5). La fréquentation des projections du festival « Je suis une femme, pourquoi pas vous ? » (mars 2010, Forum des images), l’intérêt suscité par le documentaire de Constance Ryder et de Josiane Szymanski, Encore elles ! (novembre 2010), par les expositions de photos organisées dans le cadre des « Quarante ans du mouvement de libération des femmes », la présence de jeunes auditrices au congrès international féministe de décembre 2010…, tout cela n’a-t-il pas témoigné qu’un certain nombre des héritières désiraient prendre la mesure de leur héritage ?

Mieux connaître l’héritage, le faire leur, non pas comme un modèle, une norme, mais comme un capital à faire fructifier, auquel s’adosser pour aller plus loin, éviter les erreurs, les dérives. J’ajoute que vous faites référence à une citation de 1987, nous sommes presque un quart de siècle plus tard ! Or ce quart de siècle a vu un développement important des études féministes, dans des domaines divers, histoire, sociologie, philosophie, lesquelles études ont permis, permettent connaissance et transmission…

Comment la télévision et la presse ont-elles rendu compte des quarante ans du féminisme ? Le blog re-belles observe que le féminisme n’a guère fait la une des grands quotidiens en 2010…

Nous n’avons certes pas fait la une des journaux ou des télés. Cependant, je trouve qu’il a été assez souvent rendu compte des initiatives prises, des livres publiés etc., davantage d’ailleurs dans la presse généraliste (quotidiens, hebdomadaires, revues, radios, télés, sites internet…) que dans la presse dite « féminine » qui est restée sur ce sujet plutôt, à quelques exceptions près, silencieuse. Trouvait-elle le sujet sans intérêt ? Ne voulait-elle pas relayer nos initiatives ? Craignait-elle de le faire ? Il faudrait interroger ses journalistes ! Il y a eu aussi un certain nombre de débats, entretiens, documentaires ad hoc. On peut citer des articles ou entretiens dans Le Monde, L’Humanité, Le Journal du dimanche, l’AFP,France soir, Le parisien, L’Express, Le Point, la presse quotidienne régionale…, des émissions sur France culture, France inter, France info, RFI, FR3, FR2, France 5. Il faut aussi citer le documentaire réalisé à cette occasion par Constance Ryder et Josiane Szymanski, « Encore elles », que vous avez mentionné précédemment, et qui a été diffusé par FR3. Par ailleurs il faut noter que les références aux « quarante ans » ont été très fréquentes, de nombreux articles indiquaient « en 2010, cette année où sont célébrés les 40 ans du MLF », même s’ils ne traitaient pas spécifiquement ce sujet. Et maintenant que nous sommes en 2011, cette référence se maintient.

En rassemblant des féministes de générations successives, l’anniversaire des quarante ans semble avoir instauré une dynamique de rassemblement, en dépit d’incontestables divergences entre les différents courants. La réactivité féministe au sexisme débridé des inconditionnels de la séduction à la française (ou à la hussarde ?), les 30 000 signatures récolté par la pétition « Quand ils se lâchent, les femmes trinquent» (6) à la fin du mois de mai dernier ne témoignent-elles pas d’un allant retrouvé, peut-être pour une part grâce au rappel des luttes menées dans les années 1970 ?

Les jeunes féministes existaient avant la célébration des 40 ans du MLF. Néanmoins cette célébration a en effet non seulement permis contacts et transmission mais elle a aussi donné de l’énergie aux unes et aux autres. Les plus âgées ont constaté qu’il y avait prise de relais et les plus jeunes qu’elles ne partaient pas de rien. Est intéressante aussi la manière dont les unes et les autres peuvent à la fois faire des choses ensemble – je pense par exemple à la rencontre « féministes en mouvements » qui s’est déroulée à Evry au début du mois de juillet – tout en continuant par ailleurs leur chemin propre. Ainsi il n’y a ni jeunisme, ni maternage, ni disciples !

La philosophe Sandra Laugier estime que l’ « on est très loin d’avoir même commencé d’accepter, voire d’assimiler le féminisme dans la classe intellectuelle » (7), à laquelle appartiennent les universitaires, les écrivain-e-s, les journalistes… Ce constat vous semble-t-il exact ?

Il me semble difficile de faire des généralités. De quels intellectuels parle-t-on ? De quels journalistes ? Et que signifie « assimiler le féminisme » ? Est-ce considérer dans sa pratique professionnelle que les femmes sont les égales des hommes ? Est-ce prendre la différence des sexes comme objet ou sujet philosophique ? Est-ce traiter de tel ou tel sujet d’une manière féministe ? Mais comment la définit-on ? Si l’on prend l’exemple du journalisme, il est aisé de constater que les femmes y occupent une place bien plus importante aujourd’hui que dans les années 70. Il y a trente ou quarante ans, les femmes journalistes – je ne parle pas de la presse féminine – existaient dans les services de politique intérieure et de société. Aujourd’hui elles sont sur le « théâtre des opérations » comme disent les militaires. Qui sont aujourd’hui les grands reporters, les envoyés spéciaux ? Majoritairement des femmes et souvent pour couvrir guerres, conflits, révolutions. Pour autant font-elles un journalisme différent de celui de leurs collègues masculins ? Permettez-moi d’en douter. Cela dit, je ne sous-estime pas leurs difficultés, les pressions de toutes sortes qu’elles doivent subir, la course au scoop, la rapidité de diffusion de l’information, le mimétisme en même temps que la concurrence entre les différents médias. Mais je constate par ailleurs que les femmes sont encore très minoritaires aux postes de direction – je ne parle pas de la presse dite féminine – qu’il s’agisse de la direction des rédactions ou de la direction des groupes médiatiques.

Les interprétations qu’un certain nombre d’intellectuels – Jean-François Kahn, Bernard-Henri Lévy, Alain Finkielkraut, Peter Sloterdijk… – ont proposé dans le cadre de l’affaire DSK ne donnent-ils pas raison à Sandra Laugier ?

Ceux que vous citez ne sont tout de même pas à eux seuls tous les intellectuels ! Je ne suis pas certaine qu’ils soient la vérité « des intellectuels ». Simplement ils ont du pouvoir, en particulier médiatique, et les médias, en particulier audiovisuels, donnent sans cesse la parole aux mêmes personnes, dans un fonctionnement panurgien qu’on peut remarquer, quel que soit le sujet. D’où d’ailleurs cette compétition entre quelques dits intellectuels pour conquérir leur espace médiatique et ensuite le défendre becs et ongles, y compris en disant des conneries. Par ailleurs, on a bien compris, dans certaines déclarations, que se jouaient aussi d’autres enjeux, une proximité personnelle ou politique avec DSK, ou bien une occasion de réaffirmer telle ou telle idée, pas seulement d’ailleurs sur les femmes et le féminisme, mais sur la société etc. Souvenons-nous que les choses se sont passées à peu près de la même manière au moment de l’arrestation de Roman Polanski en Suisse (8). Les enjeux sont de notoriété, de pouvoirs autant que de sexisme.

Y a-t-il selon vous des façons de faire de la politique qui seraient propres aux femmes ? ou des thématiques spécifiques ?

Là encore il convient de préciser, vous dites « aux femmes », mais de quelles femmes parlez-vous ? Des féministes ? Évidemment je pinaille, mais c’est pour souligner qu’au fond, il ne suffit pas d’être femme ! Des femmes peuvent avoir des positions politiques à l’opposé de celles d’autres femmes, il faut se souvenir que des femmes allemandes étaient nazies quand d’autres étaient dans des camps d’extermination. Pour tenter cependant de répondre à votre question, je dirais que les féministes des années 70 ont en effet interrogé, critiqué, refusé des manières de faire de la politique et particulièrement, puisque la plupart en venaient, la manière d’en faire dans les groupes dits « gauchistes ». Par ailleurs nous avons proclamé « le personnel est politique », manière de dire qu’il n’y a pas d’un côté les grandes causes politiques et de l’autre ce qui se passe dans les cuisines ou les chambres à coucher. En fait nous reprenions, sans doute sans le savoir à l’époque, ce que Virginia Woolf dit excellemment en 1938 dans cet important texte qu’est Trois guinées : « L’univers de la vie privée et celui de la vie publique sont inséparablement liés. Les tyrannies et les servilités de l’un sont aussi les tyrannies et les servilités de l’autre » (9). Du coup il ne s’agissait pas de militer pour des causes étrangères, ou à la place des autres, mais de prendre en compte sa propre oppression, de partir d’elle. Il fallait aussi se dégager des partis, des organisations hiérarchisées, des tenants de la « ligne juste ». Mais le MLF a eu aussi ses travers et ses dérives.

Les affaires DSK et Georges Tron ont rendu audibles les témoignages de femmes politiques ou journalistes confrontées au sexisme, au sentiment d’impunité et de toute-puissance d’un certain nombre d’hommes politiques – surtout, semble-t-il, de ceux qui appartiennent à la même génération que les féministes de la deuxième vague. Cependant, lorsque Tristane Banon a porté plainte à son tour contre DSK, elle a été accusée d’opportunisme, et portraiturée comme une « fragile » séductrice (10). L’on a beaucoup dit qu’il y aurait un avant et un après DSK, est-ce aussi votre avis ?  Les réactions qui ont suivi le discrédit partiel jeté sur les déclarations de Nafissatou Diallo, et celles au dépôt de plainte de Tristane Banon vous font-elles craindre un backlash ?

Plusieurs remarques D’abord, s’agissant du sexisme, du harcèlement, des violences sexuelles, du viol, ce n’est tout de même pas la première fois que des femmes prennent la parole pour les dénoncer. Il a été dit, et répété, depuis l’épisode du Sofitel newyorkais : « Les femmes sortent du silence ». Enfin il fallait être sourd avant pour ne pas nous entendre. Le viol est dénoncé depuis des siècles et je rappelle que nous avons dans les années 70 mené des combats sur cette question (voir la troisième partie de cet entretien). Cependant, à cette occasion, ont pris la parole pour raconter et dénoncer harcèlement et abus de pouvoir des femmes qui ne se réclamaient pas du féminisme – et qui peut-être même le récusaient -, qui n’avaient pas une posture de militante. Du coup c’est devenu plus difficile de les stigmatiser ou de les ridiculiser. Par ailleurs, avec la dite « affaire DSK », ces questions ont été abordées sur de grands medias (grands c’est quantitativement !), en particulier audio- et télévisuels et à des heures de grande écoute. Et à cette occasion, la question des femmes – pas seulement d’ailleurs sous l’angle sexuel, mais aussi sous l’angle des inégalités sociales, des représentations – a été regardée, abordée, débattue. Je suis peut-être optimiste mais je suis convaincue qu’il y a, sur la petite scène française, un avant et un après « affaire DSK », quelle qu’en soit l’issue pour DSK lui-même. Il serait utile, par exemple, d’observer les évolutions dans les bureaux, les magasins, les usines, les journaux, le parlement… Et je pense qu’une vigilance féministe va s’exercer ! Pourquoi ne pas s’efforcer de mettre la question des femmes au cœur dans la campagne présidentielle qui commence ? Car il s’agit bien de cela : sortir la question des femmes des enjeux subsidiaires, cesser de la limiter à quelques revendications, pour en faire un enjeu principal, un enjeu de société et de civilisation.

1. Parmi les auteurs qualifiés de « majeurs » par le programme de la classe terminale L en vigueur depuis 2003, une seule femme,Hannah Arendt,  education.gouv.fr/bo/2003/25/MENE0301199A.htm 2. media.education.gouv.fr/… 3. Voir La tribune publiée dans Le Monde le 14 juin 2011 par Florence Rochefort, présidente de l’Institut Emilie du Châtelet (IEC), et les membres de l’IEC, « Enseigner le genre : contre une censure archaïque » ; et la pétition émanant d’enseignant-e-s du public « L’école déboussolée » 4. Voir Régine Pietra, Les Femmes philosophes de l’Antiquité gréco-romaine, l’Harmattan, « Ouverture philosophique », Paris-Montréal, 1997 ; Séverine Auffret, Sappho et compagnie, Labor, 2006 ; Gilles Ménage,Histoire des femmes philosophe (1690), Arléa, 2003 ; Le dictionnaire des femmes créatrices, sous la direction de B. Didier et E. Gruber, à paraître aux éditions Des femmes/Antoinette Fouque… 5. « Le féminisme… Ces dix années qui ébranlèrent le patriarcat » in Le féminisme et ses enjeux, Centre fédéral FEN, Edilig, janvier 1988 ; texte disponible à cette adresse : martinestorti.fr/dix-annees 6. Pétition en ligne sur le site d’Osez le féminisme ! Voir osezlefeminisme.fr/… 7. S. Laugier, « L’éthique du care en trois subversions » in Multitudes (Gouines rouges, viragos vertes), n° 42, automne 2010, p.113. 8. martine storti.fr/… 9. V. Woolf, Trois guinées, trad. de l’anglais par Viviane Forrester, Bibliothèque 10/18, p. 227-228. 10. Le Monde/AFP, « Affaire DSK : des responsables socialistes critiquent un feuilleton nauséabond », Le Monde, 6 juillet 2011 et Patricia Tourancheau, « DSK : éclaircie à New York, tourmente à Paris », Le Monde, 6 juillet 2011 ; Ondine Millot, « Tristane Banon, le mal-être à livres ouverts », Libération, 6 juillet 2011. 11. Je suis une femme, pourquoi pas vous ? p. 17.

“Gardons nos lampes allumées” (3)

Je suis une femme, pourquoi pas vous ? vous rappelez la dimension utopique du féminisme qui, dans les années 1970, « se voulait accoucheur d’un autre nouveau » (1). L’utopie, cependant, avait ses zones d’ombre. Le refus explicite de toute organisation hiérarchique et de toute institutionnalisation favorisait, dans les faits, les prises de parole et de pouvoir non démocratiques des « grandes gueules ». Vous évoquez aussi la surveillance tyrannique dont chacune faisait l’objet, les critiques qui étaient loin d’être toujours bienveillantes (2)… Comment expliquez-vous cette dureté des opprimées entre elles ? Et comment se conciliait-elle avec la solidarité, la sororité ?

Ces travers n’étaient pas une spécificité du mouvement des femmes. Des groupes gauchistes les connaissaient aussi. Le Libération de l’époque n’y échappait pas non plus. Pour le dire sans ambages, c’est justement dans ma traversée de la mouvance dite « gauchiste » que, ainsi que je le raconte dans Un chagrin politique, « j’ai fait l’expérience, directe ou indirecte, en miniature et dans la dérision, des ingrédients qui, à une autre échelle, au cours du vingtième siècle produisirent de la tragédie. Ce n’est en effet pas seulement l’histoire de l’URSS, de la Chine ou du Cambodge qui m’a fait découvrir les composants du totalitarisme, mais autant ce que j’ai vécu ou observé au cours de ces années dans un petit périmètre parisien. C’est là que j’ai vu s’exercer l’intimidation et même le terrorisme intellectuels, l’appétit de pouvoir se déguiser en dénonciation du pouvoir, l’allégeance à des personnes se confondre avec l’adhésion à des idées. Pour ma part, j’ai pratiqué (dans deux cas), ou observé (dans le troisième) au moins trois lieux et structures : un groupe trotskyste, l’OCI (Organisation communiste internationaliste), le quotidien Libération, où j’ai travaillé pendant cinq ans, le groupe Politique et psychanalyse dans le mouvement féministe.
Tous trois (mais d’autres pourraient figurer dans l’inventaire), au-delà de leurs différences et de leur spécificité, présentaient quelques traits identiques : la prétention au monopole du vrai et du bien (et quand ce vrai et ce bien changent, la prétention, elle, demeure), la contradiction entre les mots et les actes, le culte d’un chef entouré d’une coterie, la marginalisation puis l’élimination des « opposants » – faudrait-il dire des « dissidents » ? -, et, à chaque fois, leur disqualification politique et morale. La moindre distance prise avec le dogme passait, à l’OCI, pour une trahison de la classe ouvrière, au groupe Politique et psychanalyse, pour une trahison des femmes; à Libération, en contestant les idées du « chef », on était accusé de mettre en péril le journal. Dans l’URSS des années trente, c’était le Parti et le « petit père des peuples » qu’il ne fallait pas critiquer puisqu’ils étaient l’instrument et la prétendue incarnation du pouvoir des travailleurs… » (3). En outre, j’ai rencontré quelques personnes à propos desquelles j’ai pu me dire : « Si ces gens-là exerçaient un vrai pouvoir, à l’échelle d’un État, je serais au mieux dans un camp, au pire dans un cimetière ». L’expression « ces gens-là » désigne tel ou tel individu particulier; mais cette désignation est sans importance. Il se trouve toujours quelqu’un – par ambition, par désir – pour occuper la place et remplir la fonction. Mais cette place et cette fonction existent, indépendamment de la personne, même si celle-ci donne une coloration particulière à l’affaire. Dire cela n’est pas plaisant. Mais ne pas le dire le serait encore moins. Pour en revenir au mouvement des femmes, vous me demandez comment se concilient « dureté » et « sororité », eh bien ça ne se concilie pas, ça cohabite, c’est tout, oui le « mouvement » était joyeux, tendre, vif, plein d’humour, de gaieté, d’amitié, d’amour, il donnait des forces, de  l’énergie, de la vitalité, il libérait des capacités créatrices. Mais il était aussi dur, hargneux, avec une surveillance permanente des unes par les autres, non plus pour savoir, comme dans un parti politique, si on était dans la ligne ou pas, mais plutôt pour regarder quasiment à la loupe si telle ou telle initiative ou conduite ou attitude n’était pas le signe d’une volonté de pouvoir, ou d’une complicité avec le patriarcat, ou d’une identification au modèle masculin. Alors de cela aussi il a fallu se libérer ! Mais tout mouvement de libération n’a-t-il pas sa part de dogmatisme, d’éloge de la pureté ?

En tant que présidente de l’association « Quarante ans de mouvement », vous avez disposé d’un poste d’observation privilégié, et sans doute avez-vous vu se dessiner des convergences et des divergences entre les stratégies des générations féministes successives. Quelles sont celles qui vous ont semblé les plus significatives, les plus révélatrices d’une évolution ?

D’abord il faut partir du constat que les années actuelles ne sont pas les années 70 ! Le monde n’est plus le même, à bien des égards (géopolitique, économique, social, sociétal, technologique…) Je me demande même si les plus jeunes peuvent imaginer une vie dans ordinateur, sans Internet, sans portable… Les formes de lutte ont changé elles aussi, à cause des techniques nouvelles, à cause de l’air du temps, un temps moins pris dans des utopies, des aspirations à des changements globaux, moins ancré dans une connaissance de l’histoire, dans des mythes historiques. S’agissant des stratégies, là encore il faut souligner la différence d’époque. Les années 70, surtout celles du début de la décennie, étaient des années d’effervescence, dans la foulée de mai 68, effervescence qui gagnait de multiples domaines et toutes les couches de la société. Aussi des années où l’on ne parlait pas de crise, de chômage, de mondialisation… Les luttes des femmes étaient à la fois autres et partie prenante de cette effervescence, plus sociétale d’ailleurs que politique au sens restreint du terme. Les luttes des femmes étaient diverses, mettant l’accent sur telle ou telle question, des groupes même étaient constitués, mais tous se réclamaient du Mouvement, du MLF. Celui-ci, il faut le rappeler, était un mouvement de fait, il n’avait aucun statut, aucune existence juridique, du moins jusqu’en 1979 avec l’opération honteuse et prédatrice de Psyképo (4). Mon sentiment est qu’aujourd’hui cette inscription, cette insertion dans un « mouvement » est assez faible, il y a plutôt des groupes qui paraissent jouer pour leur propre compte, même s’ils portent des combats collectifs et communs. Mais des espoirs sont permis ; ainsi la rencontre « Féministes en mouvement », qui s’est tenue, à l’appel d’une quarantaine d’associations, les 2 et 3 juillet et qui a rassemblé plus de 500 femmes (5), la plupart jeunes et déterminées est assez réjouissante. Cependant je trouve que le féminisme donne trop souvent l’image d’un catalogue de revendications, une sorte de syndicat des femmes, alors qu’à mes yeux il s’agissait, il s’agit encore de tout autre chose, d’une autre manière de vivre et d’être au monde.

J’aimerais revenir sur le le « ras le viol » (6), à nouveau énoncé haut et fort ces deux derniers mois.  En juin 1976, dans Libération, vous faisiez écho au manifeste contre le viol. Il contestait la « conception dominante de la sexualité des femmes et de la virilité dont le viol n’est que l’aboutissement », celle d’une « sexualité féminine ‘passive, masochiste, entièrement soumise aux désirs des hommes’ » et du « ‘mythe imbécile d’une sexualité masculine irrépressible, incontrôlable, irrésistible, urgentissime.’ » (7). Á la lecture d’un certain nombre d’articles parus, en particulier dans Libération (8), j’avoue, pour ma part, avoir été frappée par la survivance – ou le retour ? – du mythe de « la pulsion masculine », qu’il s’agirait de défendre contre le « puritanisme », la pruderie ou le ressentiment des féministes. Et conséquemment, dans ces mêmes articles, bien peu de place est consenti au désir féminin. S’agit-il, à votre avis, de la persistance de préjugés particulièrement tenaces, et qui vont de pair avec la naturalisation de la différence des sexes, ou sommes-nous confrontées à une régression, qu’un certain nombre de prises de position médiatiques récentes auraient rendu manifeste ? Les opinions sur les sexualités masculine et féminine vous semblent-elles malgré tout avoir évolué ? Le fait que depuis le 14 mai 2011, des hommes aient pris la plume pour dénoncer aux côtés des femmes le sexisme et le machisme bien français constitue-t-il le signe d’un progrès dans la voie féministe (9) ?

Sur plusieurs enjeux, ce n’est pas le « ou bien, ou bien » mais le « et, et », j’insiste souvent sur ce point. Il y a et de la permanence et du changement. Bien des thématiques mises en avant dans les années 70 demeurent actuelles, hélas ! En  juin 1976, nous avions lancé un manifeste contre le viol (7). Nous dénoncions « un système idéologique et social qui considère qu’au fond les violences spécifiques subies par les femmes ne sont pas bien graves », et « qu’elles s’en remettent ». Nous voulions «lever un silence », permettre à celles qui ont été violentées, à celles qui ont été violées d’ « oser en parler sans se sentir coupables ». l’année dernière, en 2010, soit 34 ans plus tard, j’ai signé celui mis en ligne par OLF (Osez le féminisme !) ; il n’y a pas lieu de se réjouir de cette permanence ! D’autant moins qu’aujourd’hui beaucoup semblent avoir oublié qu’il a fallu que nous nous battions pour que le viol soit reconnu comme un crime (et non comme des coups et blessures parmi d’autres) [10]. Même remarque à propos du travail, de la précarité, des inégalités de salaire… Des changements dans le partage des tâches ménagères, mais insuffisants. Cette permanence des thèmes est frappante. Mais il y a aussi des changements : pour rester sur la question des violences subies par les femmes, certes elles persistent mais, croyez-moi, le regard porté sur elles par une société comme la société française n’est plus du tout celui des années 60 et 70. Le discours sur la sexualité masculine et féminine relève, quant à lui, d’un autre enjeu. Sur ce point, oui, vous avez raison, ça ne change pas beaucoup. Il y a ce que vous dites : la pulsion irrésistible vécue par les hommes et pas par les femmes, etc. Mais j’ai envie de souligner un autre aspect : quelle que soit leur orientation sexuelle, les hommes affirment un droit à la jouissance que ne s’autorisent pas ou très peu les femmes. Je ne parle pas là des violences, ou de la prostitution, mais de la vie sexuelle ordinaire, si je puis dire. Certes les filles ont plus de liberté sexuelle qu’avant, mais encore maintenant elle n’a rien à voir avec celle des garçons. Plus âgés, les hommes s’autorisent des liaisons ou des mariages avec des femmes bien plus jeunes qu’eux, ce que ne font guère les femmes avec des jeunes gens ! Le tableau de la liberté sexuelle des hommes est donc encore bien différent de celui des femmes, pour des raisons peut-être naturelles, mais bien davantage culturelles, sociales, morales. Ce que vous appelez « le sexisme et le machisme bien français », c’est encore une autre question. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous, du moins pour le « bien français ». Je ne vois pas en quoi ce sexisme et ce machisme seraient particulièrement français et plus vifs en France qu’ailleurs. Allez donc interroger quelques femmes italiennes… J’ai d’ailleurs, soit dit entre parenthèses, été assez agacée par le débat sur le féminisme dit « à la française » comme s’il fallait maintenant donner une nationalité à tout.

Parallèlement à un activisme qui multiplie les happenings – celui de La Barbe, par exemple -, se développe un autre militantisme plus traditionnel, tel que celui d’Osez le féminisme ! Cette forme de militantisme, plus sage, existait-elle également au sein du mouvement, ou s’est-elle développée dans les années 1980, lorsque le féminisme, avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, s’est pour une part institutionnalisé?

Ce que vous appelez « le militantisme plus sage » et « l’institutionnalisation » ne peuvent pas, à mon sens, être complètement confondus. D’abord il faut rappeler que le « mouvement des femmes » de la décennie 70 n’était pas uniforme. Si l’on prend l’exemple parisien, les assemblées générales qui se tenaient régulièrement aux Beaux-Arts à partir de 1970 cessent de se tenir deux ans plus tard. Des groupes plus ou moins éphémères, sur des thématiques précises ou non, se multiplient en même temps que se constituent aussi des tendances, parce que des désaccords existent – heureusement d’ailleurs – et que se créent des structures qui veulent fonctionner selon des modalités plus habituelles, avec des bulletins d’adhésion, un dehors et un dedans, des présidentes, des bureaux et des objectifs précis. Ainsi, pour ne prendre que cet exemple, la création de la Ligue du droit des femmes, en 1974. On peut dire qu’au fil des années 70 s’installe une sorte de cohabitation entre des conceptions et des pratiques différentes, mais sans que des liens se nouent avec le pouvoir politique en place. Cela change en effet avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981. Certes nous savions que les rapports entre socialisme et féminisme n’avaient pas toujours été, depuis le 19esiècle, harmonieux ; et nous n’avions pas oublié par exemple que les partis de gauche s’étaient longtemps opposés au droit de vote des femmes, au motif que leurs suffrages iraient plus à la droite qu’à la gauche ! Cependant la plupart des féministes, même si elles restaient méfiantes, ne considéraient pas le nouveau président de la République et son gouvernement comme des ennemis ou des adversaires. Certaines femmes qui avaient été dans le mouvement ont estimé qu’elles pouvaient travailler avec ce gouvernement, en particulier avec la ministre des Droits des femmes, Yvette Roudy, élaborer des lois avec lui, etc. Par ailleurs, ce gouvernement a accordé des subventions à des associations qui avant n’en recevaient pas, approuvait telle ou telle initiative, aidait au développement par exemple des études féministes qu’on n’appelait pas encore études de genre… Mais au delà il faut aussi souligner que le mouvement des femmes lui-même avait changé parce que l’époque elle-même avait changé. Plus qu’institutionnalisé,  je dirai que le mouvement féminisme assumait sa part de réformisme.

Dans les années 1970 les féministes étaient traitées d’hystériques. Pourtant, aujourd’hui encore les salaires des femmes demeurent inférieurs à ceux des hommes, alors même que leur niveau d’études est désormais plus élevé que le leur ; le plafond de verre subsiste ; en 2002, les femmes accomplissaient encore 80% des travaux domestiques et des soins aux enfants (11).Il n’empêche, beaucoup de femmes continuent de craindre l’estampille féministe. « Ce qui explique, avez-vous observé, le nom de l’association Osez le féminisme ! » (12). La perspective féministe, la critique des points de vue androcentriques passent encore assez aisément pour idéologiques à l’Université… Quant à la perspective masculiniste, elle n’est pas seulement admise à la télévision (Zemmour y étant régulièrement présent), elle s’exprime en outre sous la plume d’un Luc Le Vaillant dans Libération, d’un Michel Schneider ou d’un Alain Finkielkraut dans Le Nouvel Observateur ou Le Monde, et elle a fait l’objet d’émissions sur France Culture (13)… Bref, nous sommes loin d’en avoir fini avec le système de la domination masculine, et avec l’antiféminisme corrélatif. Vous avez déploré lors du Congrès international féministe des 3, 4 et 5 décembre 2010 que la liberté et l’égalité des femmes demeurent un « front secondaire ». Comment faire pour que les questions féministes deviennent incontournables ? Le 5 avril dernier, soit 40 ans après le fameux manifeste rebaptisé par antiphrase des « 343 salopes », vous avez signé une pétition « L’égalité maintenant, 343 femmes s’engagent » (14), dans les jours qui ont suivi une autre pétition a circulé « IVG Je vais bien merci », signée par les « filles des 343 salopes » (15). Et nous avons précédemment parlé du succès de la pétition « Quand ils se lâchent, elles trinquent » (voir deuxième partie de l’entretien). Ces pétitions témoignent d’une ferme volonté féministe de parvenir au respect de notre égale humanité, et à la liberté. Quelle est selon vous l’efficacité politique de ces pétitions?

Une pétition est efficace, me semble-t-il, quand elle représente une transgression. Ainsi les 343, en 1971, ne faisaient pas que signer une pétition. En disant « j’ai avorté » elles affirmaient avoir fait quelque chose d’illégal, être hors la loi, elles montraient du même coup que cette loi n’était pas, n’était plus respectée, et elles revendiquaient un droit. J’ai signé en effet la pétition récente « L’égalité maintenant » par solidarité avec les jeunes féministes qui en ont pris l’initiative et parce que en effet l’égalité réelle n’existe pas. Mais dénoncer dans une pétition ne suffit évidemment pas. Une remarque subsidiaire : franchement je trouve cette reprise du terme de « salopes », venu à l’époque, vous le savez, de Charlie Hebdo, et pas des 343, assez déplaisante, d’autant que nous ne sommes pas dans le même contexte… Mais pour poursuivre à propos de ce que vous rappelez au début de votre question, eh bien oui, la domination masculine n’est pas terminée et des discriminations existent toujours. Cela montre que le combat pour l’égalité et la liberté est interminable, hélas, parce que la domination des femmes n’est pas juste une affaire de mauvaise volonté. Elle est un système, une organisation du monde. Je le soulignais au début de notre entretien, le féminisme est un mouvement politique. Juste une remarque : je ne pense pas que le féminisme soit encore un mot tabou, sale ou ringard. En quelques semaines, le paysage a changé. Faudrait-il dire « merci DSK » ? Les débats au sujet de la dite affaire ont remis le féminisme au goût du jour. Certes on parle de « nouveau » féminisme, forcément, mais le mot est prononcé. Le Monde a même organisé un débat durant le festival d’Avignon sur le sujet (16) !

Dans les années 1970, après « la nébuleuse assez floue des débuts » du « mouvement » (17), des groupes se sont constitués. Il y avait les féministes marxistes/matérialistes (ou tendance lutte des classes), le FHAR (Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire) – un groupe mixte que les lesbiennes ont quitté pour créer les gouines rouges (18), les féministes révolutionnaires, Psy et Po, dont nous avons déjà parlé, et bien d’autres encore. Vous semble-t-il que la cartographie des féminismes français est plus complexe aujourd’hui ? Tout autant que de genres, en quarante ans, il y aurait eu prolifération de féminismes ? Et peut-être notamment à partir de la fin des années 1990, lorsque le féminisme queer américain a été introduit en France ?

La cartographie est-elle plus complexe ? Je ne le crois pas. Peut-être est-elle plus visible et plus explicite, dans la mesure où, comme je le disais précédemment, les groupes fonctionnent de manière très séparée les uns des autres. Et que ces groupes, aux pratiques, thèmes et enjeux différents, ont assez peu l’occasion de se rencontrer et de faire « mouvement » ensemble, contrairement à ce qui se passait dans les années 70.

J’ai lu récemment que le dialogue serait impossible entre certains des courants féministes actuels (par exemple, entre les féministes prosexe et les chiennes de garde (19). Mais entre les féministes des Questions féministes et celles de Psy et Po, le dialogue n’était-il pas au moins autant impossible (20) ?

Les divergences, les désaccords existaient déjà dans les années 70. On n’arrêtait pas d’être en désaccord. Mais pourquoi faudrait-il en faire l’économie ? Ne faut-il pas se réjouir des désaccords ? Pourquoi les féministes devraient elles être d’accord sur tout ? Ceux qui se nomment « socialistes » le sont-ils ? Il ne faut pas avoir peur des désaccords, qui sont une des composantes de la démocratie. Pour s’arrêter sur les divergences et désaccords d’aujourd’hui, oui, des personnes qui se qualifient de « féministes » ont des positions différentes sur nombre de sujets. De surcroît certaines d’entre elles embarquent le féminisme dans des alliances douteuses, par exemple avec des intégristes de la laïcité, et même avec l’extrême droite, au motif qu’il faut lutter contre l’islamisation, soit disant en marche, de la France. Dans ce cas le combat contre l’islamisme, en fait un combat contre l’islam, est le combat principal. Mais d’autres, qui elles aussi s’affirment féministes, n’hésitent pas à prendre part à des manifestations avec des intégristes islamiques au motif, par exemple, que l’interdiction du voile dans l’espace public est le signe de l’impérialisme occidental ; dans ce cas, le combat contre l’horrible Occident est finalement le combat principal. Mon féminisme à moi se différencie et des premières et des secondes. J’ajoute que si je n’ai pas peur des désaccords, j’ai peur en revanche des idées et positions simples, voire simplistes, qui empêchent de prendre la mesure de la complexité des situations et des enjeux.

La réflexion féministe sur le care, estime Sandra Laugier, est de nature à renouveler le féminisme, à reprendre la critique des valeurs masculines, abusivement universalisées. Le care, précise-t-elle, à la suite de Gilligan, n’est ni le lot ni l’apanage des femmes, « ce sont des préoccupations humaines » (21). Que pensez-vous de la thématique du care, dont Geneviève Fraisse s’est implicitement préoccupée dès la fin des années 1970, en travaillant sur « les femmes toutes mains », et en contestant que les services à la personne soient assignés aux femmes, à celles des classes sociales défavorisées, en particulier (22)? Pensez-vous qu’il faille revaloriser le care, dont font partie les soins prodigués aux enfants?

Ce qu’on appelle le care c’est le travail en direction des personnes, de la famille, soin des personnes âgées, des enfants, des malades, des handicapés… Travail considéré comme plutôt féminin dans les sociétés occidentales. Souvent fait par des femmes, aujourd’hui immigrées, ou venant des DOM-TOM, jadis provinciales, ou issues de familles pauvres, l’on était parfois bonnes de mères en filles… Il faut à mon sens distinguer ce travail en soi, si je puis dire, et la manière dont une société le considère, le rémunère. On aimerait bien que le travail du soin soit en soi valorisé, revalorisé, qu’à la société du « chacun pour personne », de la lutte des uns contre les autres, des « eaux glacées du calcul égoïste » se substitue une société d’aide, d’entraide, de coopération (à distinguer de la charité qui n’est que l’habillage de l’injustice et de l’inégalité). Femmes et hommes en tireraient un bénéfice certain. Et dans ce cadre, s’occuper d’un enfant ou d’un vieillard ne seraient pas des tâches subalternes. Cela n’est qu’un aspect de la question. Car au regard du fonctionnement réel de la société réelle, les choses se passent autrement : un animateur-trice de télévision, un-e trader, un-e pdg d’entreprise fabricant des avions de combat sont payé-e-s tellement plus qu’une personne donnant à manger à un malade ou à un vieillard ! Voilà les vraies valeurs, celles qui se mesurent en bonnes espèces sonnantes et trébuchantes, en bénéfices symboliques, en privilèges, en vie confortable !

Lors de l’émission Questions d’époque du 24 novembre 2010 sur France culture, et au cours du Congrès international féministe de décembre 2010, vous avez évoqué le problème que pose le fait que les travaux domestiques au sein des foyers occidentaux soient de plus en plus souvent assignés à des travailleuses migrantes. L’intitulé de la question qui vous était adressée à vous-même et à Françoise Picq était le suivant : « L’émancipation des femmes du Nord se fait-elle au détriment des femmes du Sud ? » Que vous inspire cette question ?

C’est une question assez polémique dans sa formulation. Ce ne sont pas les féministes, me semble-t-il, qui sont responsables de la division internationale du travail, du traitement de l’émigration, du néo-libéralisme qui met à genoux peuples et nations ! Pourquoi imputer à « l’émancipation » ce qui renvoie en fait à la faible appétence des hommes pour le travail domestique, ou à la longueur des journées de travail, ou au temps de transport… Et surtout, pourquoi imputer à l’émancipation la manière dont la société, nous venons de le souligner, dévalorise le travail domestique, en particulier, et le care, en général, à la fois en représentation et en le sous-payant ? Lors de cette émission Françoise Picq a rappelé qu’au début du 20e siècle, dans les rangs des féministes de l’époque, le débat portait sur « les bonnes ». En substance : une bonne féministe pouvait-elle avoir une bonne ? Cela dit, aujourd’hui on parle d’emploi de services et les services à la personne ont même été présentés comme des réserves d’emploi, des emplois d’avenir. Sont-ils, seront-ils revalorisés pour autant, par-delà le sexe, la couleur, l’origine de la personne qui l’accomplit ? Cela reste une question.

Les féministes françaises ont-elles omis de transmettre le flambeau de la libération aux femmes migrantes ?

Il ne s’agit pas de transmettre un flambeau. On peut être solidaires, aider dans un combat, mais dénoncer des injustices, mais se battre à la place des autres, non, mille fois non. C’était l’un des travers du gauchisme, justement, se battre à la place des ouvriers, ou des immigrés… Les femmes migrantes ou pas se battent ou ne se battent pas. Et de quelles femmes migrantes parlez-vous ? De celles qui arrivent, hagardes, sur les côtes italiennes, ou qui dorment dans les « jungles » des côtes du Nord de la France, et qui sont chassées et pourchassées ? De celles qui sont violées quand elles remontent de l’Afrique subsaharienne vers les pays du Maghreb et qui souvent le sont encore lorsqu’elles y arrivent et encore quand elles continuent vers l’Europe ? Ou bien parlez-vous des femmes émigrées qui séjournent en France ? Ou encore des jeunes femmes issues de l’immigration, comme l’on dit ? Je constate que beaucoup d’entre elles font des études, s’affirment dans des métiers et des professions auxquelles leurs parents ne pouvaient pas prétendre, se libèrent de la tutelle familiale, de la mère, du père, du grand frère. Pas toutes, certes. Mais pas mal d’entre elles. Alors évidemment nous n’avions pas prévu le retour du religieux ni la montée d’un intégrisme islamique et ses effets, en particulier pour les femmes. Sous cet angle, en effet, le combat est commun, je veux dire que ce n’est pas un combat à la place de, mais en nom propre, parce que c’est une conception de la vie en commun qui est en jeu. Mais dans les années 70 nous n’avions pas prévu non plus le retour de l’extrême droite, lequel retour, rappelons-le, commence en 1983. Aujourd’hui les thèmes lepénistes ne sont plus des tabous et même on est en train de nous dire que Marine Le Pen, quand même, ce n’est pas le père Jean Marie et que le Front national, après tout, doit être considéré comme un parti comme les autres. Il y a aujourd’hui en France, du côté des islamistes et du côté des islamophobes, des gens qui ont une stratégie de guerre civile, qui n’ont pas d’autre objectif que de souffler sur les braises. Je le répète, je n’ai envie d’être l’otage ni des uns, ni des autres.

Peut-on considérer que le travail domestique rémunéré n’est pas aussi aliénant que lorsqu’il ne l’est pas ?

MS : En quoi le travail domestique, en soi, serait-il plus aliénant que de passer sa journée à donner des renseignements au téléphone, d’être à la caisse d’un supermarché, ou même devant un écran d’ordinateur à alimenter tel ou tel site de publicité ou de vente en ligne ? Le problème avec le travail domestique c’est qu’en effet il a été (il est encore) considéré comme féminin (et c’est la raison pour laquelle il a été longtemps et est encore méprisé) donc comme étant le propre des femmes ; la conséquence est que même si les femmes ont un travail, à l’extérieur de la maison, il leur revient le plus souvent la plus grosse part du travail dit « domestique ». Remarque subsidiaire s’agissant du travail : le travail, je l’ai dit, est dans le même temps aliénant et libérateur. Bien sûr il y a des degrés dans l’aliénation mais enfin peu d’activités professionnelles y échappent. En même temps le travail est libérateur puisqu’il permet autonomie, indépendance.

1. Je suis une femme, pourquoi pas vous ? 1974-1979 : Quand je racontais le mouvement des femmes dans Libération, éditions Michel de Maule, 2010, p. 17 2. Ibid., p. 166. 3. Un Chagrin politique, L’Harmattan, 1996, p. 57-58 ; un extrait  plus long est disponible à cette adresse :martine-storti.fr/…. 4. Sur les menées de Psychanalyse et politique, voir Un chagrin politique, op. cit, p. 139-144 ; un extrait de ce passage est disponible à cette adresse 5. Voir sur le blog re-belles, « L’égalité, c’est maintenant !», « texte de sortie » des rencontres Féministes en mouvements,re-belles.over-blog.com 6. « Ras le viol ! » in mlf// textes premiers, choisis et présentés par Cathy Berheim, Liliane Kandel, Françoise Pics, Nadja Ringart, Stock, 2010, p. 235. 7. Sur la campagne menée en 1975-1976 par le MLF contre le viol et les autres violences envers les femmes, voir Je suis une femme, pourquoi pas vous, p. 63 sq et p. 101 sq ; sur le Tribunal international des crimes contre les femmes qui s’est tenu à Bruxelles en mars 1976, voir Je suis une femme, pourquoi pas vous, p. 83-85. 8. Voir Marcela Iacub, « DSK, le signe d’un changement », Libération, 19 mai 2011, Georges Vigarello, « Le viol n’est pas un crime comme un autre » (l’article est des plus ambigu), Le Monde 19 mai 2011, Thomas Clerc, « La gauche face à la pulsion masculine », Libération, 31 mai 2011, Entretien d’Élisabeth Lévy avec Peter Sloterdijk « DSK, le sexe et l’imaginaire français », Le Point 2 juin 2011, n° 2020, C. Angot, « Le problème de DSK avec nous », Libération, 5 juin 2011, Luc Le Vaillant , « La double vie de Nafissatou Diallo », Libération, 14 juillet 2011… 9. Voir Antoine Perreau, « Libido dominandi », Mediapart, 16 mai 2011, Eric Fassin, « Le scandale sexuel fait moins la politique aux Etats-Unis », Le Monde, 17 mai 2011, « La fin de l’exception sexuelle »,Libération, 17 mai 2011, « Genre, classe, race : histoires de viol », Mediapart, 25 mai 2011, « Pour une séduction féministe », Le Monde, 29 juin 2011 et (version plus longue) « Penser la séduction démocratique »,Mediapart, 30 juin 2011 ; Mathieu Magnaudeix, « Au hit-parade des beauferies machistes et de ces puissants qui se protègent… », Mediapart, 20 mai 2011, Michel Onfray, « American Vertigo », Le Point, 26 mai 2011, Serge Tisseron, « Séducteur ou violeur ? Comment favoriser l’empathie ? » Le Monde, 3 juin 2011, Lénaïg Bredoux et Mathieu Magnaudeix « Affaire DSK: les féministes craignent un retour de bâton », Mediapart, 6 juillet 2011, David Simart, « Affaire DSK : une prostituée serait-elle inviolable ? », Rue89, 7 juillet 2011… 10. Je suis une femme, pourquoi pas vous, p. 101, p. 102 et p. 105. 11. F. Dumontier, D. Guillemot, D. Méda, « L’évolution des temps sociaux au travers des enquêtes Emploi du temps », Économie et statistiques, n° 352-353, 2002 (http://www.cee-recherche.fr/fr/fiches_chercheurs/texte_pdf/meda/ecostatemploidutemps.pdf) 12. Martine Storti, « les enjeux du Congrès international féministe », 3 décembre 2010 ; intervention en ligne disponible à cette adresse : http://www.dailymotion.com/video/xh65sw_les-enjeux-du-congres-international-feministe-martine-storti_news 13. L’émission Questions d’époque du 13 octobre 2010 a porté en partie sur La Féminisation du monde ou l’éclipse du guerrier de Paul-François Paoli (publié chez Bourin en 2010), ouvrage masculiniste s’il en est. L’émission Répliques d’Alain Finkielkraut a largement relayé les idées de Michel Schneider ; celle qu’il a consacré aux « Femmes face à l’affaire DSK », le 9 juillet 2011, a quant à elle largement attesté de son incapacité à comprendre l’inacceptabilité du sexisme ordinaire. 14. osezlefeminisme.fr/… jevaisbienmerci.net 16. Voir Nicolas Truong, entretien avec Dominique Méda et Joy Sorman, « Quel féminisme aujourd’hui ? », Le Monde, 16 juillet 2011 et N. Truong, « Que d’inégalités encore dans les responsabilités familiales et professionnelles », Le Monde, 16 juillet 2011. 17. Je suis une femme, pourquoi pas vous ? p.13. 18. Sur le FHAR, voir le documentaire d’Alessandro Avellis, La révolution du désir, 2006 ; sur les Gouines rouges, voir Cathy Bernheim, Perturbation, ma sœur et le dossier « Gouines rouges, viragos vertes » du n° 42 de Multitudes, automne 2010. 19. Jean-Marie Durand, « La guerre des nouveaux féminismes », Les Inrocks, 10 octobre 2010, article disponible à cette adresse : lesinrocks.com/… (consulté le 22 février 2011). 20. Voir Je suis une femme, pourquoi pas vous ?, p. 25 : « Chaque année ou presque apportait son lot de polémiques entre psyképo et le reste du Mouvement des femmes ». 21. Sandra Laugier, « L’éthique du care en trois subversions », in (Gouines rouges, viragos vertes), n° 42, automne 2010, p. 117. 22. G. Fraisse, Service ou servitude, Essai sur les femmes toutes mains (1979), Le Bord de l’eau, réédition augmentée 2009.

“Gardons nos lampes allumées” (4)

L’intersectionnalité, la prise en compte conjointe des discriminations de sexe/genre, de race, et de classe sociale, est au cœur de la réflexion féministe contemporaine. Il a souvent été reproché aux féministes de la deuxième vague – blanches, occidentales et, quoiqu’elles en aient, plutôt bourgeoises -, d’avoir développé un féminisme à leur seul usage. Ce reproche vous semble-t-il justifié ?

De grâce, ne retombons pas dans les sempiternelles critiques du féminisme et des féministes comme quoi c’est bourgeois et compagnie. C’est un discours longtemps tenu par la gauche, en particulier les communistes et même une grande partie de l’extrême gauche : les préoccupations féministes seraient bourgeoises et/ou petite-bourgeoises, elles ne pourraient pas concerner les femmes de la classe ouvrière qui auraient, n’est-ce pas ? d’autres préoccupations. Ah bon, répondions-nous, une ouvrière ne serait pas concernée par la conquête de la liberté d’avorter (encore plus d’ailleurs qu’une dite « bourgeoise » assez riche pour échapper à la faiseuse d’anges en allant en Suisse ou en Angleterre !), par le viol, par le harcèlement sexuel, par la discrimination dans le travail, etc. ? Ajoutons que dans les rangs des révolutionnaires le discours le plus fréquent était : la révolution d’abord, la libération des femmes après. Et cela concernait aussi bien les « révolutionnaires blancs » que les  « révolutionnaires noirs ». Je me souviens très bien d’une réunion de la coordination des femmes noires en 1977 (1); elles dénonçaient l’excision, l’infibulation, la polygamie institutionnalisée… Eh bien leurs « camarades révolutionnaires » ont envahi la salle pour leur faire la leçon, leur dire que le combat contre l’impérialisme, le colonialisme était principal, prioritaire, et que les questions des femmes qualifiées de « culturelles » et considérées comme secondaires pouvaient attendre. Antienne bien connue. Donc cette idée que l’émancipation politique ou que le rapport de classe sont premiers, prioritaires, plus importants et que le rapport de sexe est secondaire est une vieille idée. Le féminisme a renversé la proposition : au « pas de libération des femmes sans libération économique, politique » il substitue : « pas de libération économique, politique sans libération des femmes ». J’ajoute que les catégorisations, les généralisations me semblent inappropriées. Il y a des blanc-he-s, pour reprendre vos mots, oppresseur-e-s et mais aussi des blanc-he-s opprimé-e-s, et aussi des noir-e-s oppresseurs et opprimé-e-s… Faire au féminisme le procès d’être occidental et dans l’oubli de la race et de la classe me paraît inapproprié. Et je me demande si ce n’est pas une énième figure de l’antienne dont je parlais.

Le congrès international féministe de décembre 2010 a veillé à être international dans les faits – bien davantage que la rencontre internationale des femmes qui s’est déroulée à Vincennes en mai 1977, et qui n’a rassemblé que des femmes occidentales (2) – et à donner la parole à des féministes non occidentales, du Maghreb, de l’Afrique, de l’Inde, d’Amérique latine… Il s’est agi par là d’affirmer l’ouverture du féminisme blanc aux points de vue des féministes d’une autre couleur, et d’une autre culture ?

En tenant un congrès sous le titre « Le féminisme à l’épreuve des mutations géopolitiques », Il s’est agi, en scansion finale de l’année des « 40 ans » de prendre la mesure des changements du monde, des effets pour les femmes de ces changements, de la place qu’elles y tiennent, à la fois et toujours objets et sujets, monnaie d’échange et actrices. Les enjeux étant transnationaux, il fallait en effet des femmes venues des différents continents. Je récuse pour ma part ces qualificatifs de « féminisme blanc », de « féminisme occidental », j’y vois un piège pour diviser, marquer les différences plutôt que les ressemblances. Je tiens l’égalité des sexes et la liberté des femmes pour des valeurs universelles. L’égalité et la liberté valent pour toutes (et tous), même si les chemins pour y parvenir et la mise en œuvre de cette égalité et de cette liberté sont à l’évidence différents. On nous rebat les oreilles des différences de cultures. Bien sûr il y a des cultures. Bien sûr des différences existent. Mais doivent-elles servir d’alibis aux discriminations à l’égard des femmes ? Aux injustices qui pèsent sur elles ? Á leur oppression ? Faut-il transformer ces différences en assignations identitaires ? Et au-delà de ces différences, ne faut-il pas mettre l’accent sur ce qui rapproche, et même ce qui unit ? Pour prendre un exemple personnel : je suis allée à plusieurs reprises en Afghanistan. J’y ai rencontré des femmes appartenant en effet à une culture différente. Cependant, ces différences étaient moins fortes que ce qui m’unissait à ces femmes qui, sous les Talibans, au risque de leur vie et de leur liberté, avaient maintenu dans la clandestinité l’éducation des filles. Mais évidemment il peut y avoir, il y a même souvent, un décalage entre une affirmation de l’universel et sa réalité. C’est un aspect que les femmes connaissent bien. Ainsi, le suffrage était qualifié d’universel même quand les femmes en étaient exclues, c’était donc un universel assez particulier ! Donc les féministes savent bien que l’universel réel, en acte, est un combat, une conquête. Nous n’avons donc pas de leçon à recevoir quant à la dénonciation des multiples figures d’un faux universel.

Ce congrès, cependant, n’était ni très favorable aux féministes prosexe (opposées aux mesures visant à contrevenir à la prostitution) ni très favorable à celles qui estiment qu’il faut légaliser en France les mères porteuses (et qui viennent de perdre la bataille, étant donné le statu quo en matière de lois de bioéthique), ni non plus très ouvert aux argumentaires de celles qui ont combattu la loi « antivoile ». Est-ce que je me trompe ?

Je ne suis pas tout à fait d’accord. Les interventions ont été plurielles, et même les débats parfois vifs entre les intervenantes. D’ailleurs les désaccords existaient aussi au sein du comité d’organisation et cela n’est pas pour me déplaire. Mais je précise que notre objectif n’était pas de faire un congrès qui serait une sorte d’exposition, de vitrine de toutes les positions dites féministes sur tous les sujets. Et, s’il y avait des désaccords, à tout le moins des nuances, entre les organisatrices, ils ne portaient pas sur le voile. Á ce sujet nous étions toutes d’accord.

Si un principe que l’on tient pour universel n’est pas jugé légitime par toutes et tous, est-il encore universel ? Sur quoi se fonde l’affirmation que relève de l’universel ce qui n’est pas universellement ratifié ?

Je ne comprends pas bien le sens de cette remarque. Universel ne signifie pas « jugé légitime par toutes et tous ». Á ce compte-là, il y aurait bien peu d’universel. L’universel est toujours, je le répète, un combat, précisément parce que beaucoup ne sont pas d’accord ou tirent leur intérêt du statu quo. L’abolition de l’esclavage a été un combat précisément contre ceux qui n’estimaient pas légitime la liberté comme droit de l’homme, l’abolition du travail des enfants, qui n’est pas encore réalisée, en est un aussi, je pourrais multiplier les exemples. Au prétexte que tout le monde ne considère pas les femmes comme les égales des hommes (égales encore une fois ne signifiant pas identiques), faudrait-il considérer les inégalités, les discriminations, les violences spécifiques, etc. comme légitimes ? Ce raisonnement n’est pas le mien. L’égalité, la liberté sont des principes et des valeurs dont la mise en œuvre, l’incarnation sont sans cesse à poursuivre parce que jamais totalement achevées.

Lors du Congrès de décembre 2010, les interventions de féministes « du Nord du Sud, de l’Est, de l’Ouest » – universitaires, journalistes ou militantes – vous ont-elles semblé attester que les possibilités existentielles des femmes rejoignaient celles dont disposent les hommes ? « Femmes victimes, femmes actrices », disiez-vous le 3 décembre 2010… Les révolutions qui sont en cours dans les pays arabes n’attesteraient-elles pas d’une présence croissante des femmes sur la scène politique dans ces pays ?

« Femmes victimes et femmes actrices », oui, je maintiens. C’est très important. J’insiste sur le « et ». Il ne s’agit pas seulement en effet de différencier les « victimes » des « actrices », mais d’affirmer que de nombreuses femmes, quand elles sont victimes, ne sont pas que victimes, beaucoup d’entre elles ont énergie, intelligence, courage. Il y a un enfermement victimaire qui peut susciter la compassion mais la compassion n’est guère opérationnelle ! Un seul exemple parmi beaucoup d’autres. Quand je suis allée en Afghanistan au début de l’année 2002, juste après la chute des Talibans, je suis arrivée avec les images des femmes enfermées dans leur burka, exclues de tout, martyrisées… Et j’ai rencontré des femmes énergiques, battantes, courageuses, par exemple ces enseignantes qui avaient clandestinement et au risque de leur vie poursuivi la scolarisation des filles, qui voulaient la réouverture immédiate des écoles… Il est même rare que les femmes ne soient que victimes, tant nombre de choses indispensables de la vie et dans la vie reposent sur elles.« Le printemps arabe », belle participation des femmes en effet. C’est une très bonne nouvelle. Là encore, mise à mal des stéréotypes. Maintenant leur combat, notre combat, c’est qu’il ne se passe pas ce qui s’est déjà passé. Les leçons de l’histoire sont nombreuses : Algériennes dans le combat anticolonial sommées de rentrer ensuite à la maison, Iraniennes en première ligne contre le shah que l’ayatollah Khomeiny remet au pas… Les femmes des pays arabes connaissent cette histoire, en ont tiré la leçon. Mais la vigilance s’impose. « Gardons nos lampes allumées »…

En 1979, vous aviez l’impression que la récession économique condamnait les femmes à mener derechef les combats pour la libre disposition de leur corps et l’indépendance économique (3). En 2011, avez-vous toujours l’impression que les combats féministes des années 1970 n’ont pas été complètement gagnés, et qu’il faut veiller sans cesse et sans arrêt à préserver les acquis, voire même à reconquérir ce qui a été perdu ?  Vous évoquez quelque « destin féminin qu’aucune lutte ne saurait une fois pour toutes abolir » (4) ? Qu’est-ce à dire ?

J’ai en effet dans l’introduction de Je suis une femme pourquoi pas vous ? utilisé cette expression de « destin féminin », l’appliquant surtout à la question du viol et des violences subies par les femmes. C’est que ce je soulignais précédemment, cette permanence de la violence sexuelle principalement à l’égard des femmes et il faut le dire aussi des enfants, avec l’impression que rien, hélas, n’y mettra complètement fin. Évidemment, destin ou pas, il faut sans cesse la dénoncer, la condamner et tenter de la limiter. Cependant il ne faut pas oublier que le regard que la société porte sur ces violences a changé. Dans les années 70, lorsque nous dénoncions le viol, le plus souvent une femme violée était considérée comme coupable, elle avait une mini jupe, ou elle était seule dans une rue la nuit, autant d’arguments pour dire qu’au fond elle l’avait bien cherché. Je ne dis pas que cette attitude a complètement disparu aujourd’hui, mais elle est quand même moins fréquente. Et cela s’est vérifié lors de l’affaire DSK (voir la troisième partie de cet entretien). Car au-delà des propos sexistes de quelques puissants médiatiques, personne n’a rendu les femmes responsables ou coupables des violences qu’elles subissent. J’ajoute que même la question des viols de masse, en particulier de femmes africaines, a été mise sur la scène publique, en France, aux USA mais aussi au moins partiellement en Afrique. Pour le reste, vous avez raison, rien n’est jamais acquis, on sait aussi que l’histoire des femmes, sous l’angle de l’égalité et de la liberté, est une histoire d’avancées et parfois de reculs. Mais je ne suis pas pessimiste : à regarder dans un pays comme la France, la situation des femmes il y a 40 ans et celle d’aujourd’hui, impossible de ne pas faire le constat de changements importants et de progrès considérables, non seulement en termes de droits mais aussi en termes de traduction de ces droits dans la réalité, même si cette traduction est encore imparfaite. Mais si l’on regarde la situation des femmes au plan mondial, le chemin à parcourir est encore très long.

En 1974-1975, vous vous penchiez sur les représentations des femmes promues par les différents types de presse féminine. Il y avait la séductrice, que s’évertuaient à imiter les citadines aisées ; la « féminité besogneuse », à laquelle s’astreignait les sages provinciales ; l’héroïne de la presse du cœur,  opium de la prolétaire ; et la femme libérée, aussi infidèle et dominatrice que les hommes… (5) En 1987, vous écriviez qu’à considérer les publicités, les femmes avaient le choix entre l’identification épuisante au modèle de la battante – « cette gagneuse sur tous les fronts, qui mène tambour battant sa carrière et qui réussit sa vie de famille et aussi sa vie sexuelle et qui fait, en un instant – micro-ondes oblige – de merveilleux petits plats » – et la « tigresse » ou la louve, soumises l’une comme l’autre aux fantasmes masculins (6).  Vous analysiez aussi les représentations des femmes que charrient certains films. Par exemple, en 1976, Le Dr Françoise Gailland proposait un modèle de femme libérée, certes, mais punie (7). Les représentations normatives, promues par les publicitaires, les cinéastes, les scénaristes télévisuels, et la culture dans son ensemble, qu’elle soit ou pas populaire, vous semblent-elles avoir évolué, s’être diversifiées ? Attestent-elles de libertés et de droits conquis en vingt ans ? Parmi les publicitaires, les cinéastes, les scénaristes… le nombre de femmes est plus important qu’avant, même si les efforts faits pour les éloigner de la réalisation cinématographique, notamment restent notables (8). Leur présence, malgré tout croissante du côté de la production imaginaire et culturelle vous semble-t-elle avoir modifié les modèles auxquels il nous est enjoint de nous identifier ?

Les représentations dont vous parlez, somme toute traditionnelles, même si elles s’affichent comme modernes, existent toujours. Et la pression conjointe de la pub, des médias, de la marchandisation les conforte de manière continue. Cependant je trouve que la diversification des  images et des représentations s’est accrue, en même temps que la visibilité des femmes. Prenons les actrices de cinéma, quand même, que de changements ! Pour ne prendre qu’un exemple, mais vu la génération à laquelle j’appartiens, il me touche de près, la représentation des femmes qui sont dans la soixantaine a complètement changé. Avant, soit les actrices de cet âge n’avaient aucun rôle, soit il fallait qu’elles jouent celui de mémé, de petites vieilles. Or aujourd’hui les femmes de 60 ans au cinéma ressemblent à la plupart des femmes de 60 ans de la vraie vie. Elles peuvent même être séduisantes et séductrices alors que pendant longtemps ce ne fut que l’apanage des hommes. Les modèles d’identification aussi se sont diversifiés, parce qu’il y a de nombreuses et diverses images de femmes dans tous les domaines de la vie professionnelle et de la vie tout court…

Les masculinistes se plaignent, avec un plein sentiment de légitimité, de « la féminisation du monde » (9), d’un monde qu’ils s’offusquent de devoir désormais partager. Mais dans quelle mesure ne s’opère-t-il pas un certain retour à des modalités traditionnelles de la féminité, voire même à un repli vers la maternité ? Des jeunes femmes, dites ou se disant « postféministes », revendiquent la possibilité de faire des choix contraires à ceux de leur aînées féministes. Les mères ne seraient-elles pas parvenues à convaincre leur(s) fille(s) de ce dont elles-mêmes avaient été convaincues par Le deuxième sexe, à savoir, que la libre disposition de soi a pour condition de possibilité l’indépendance économique ? Si quatre cinquièmes des femmes travaillent jusqu’à l’âge de la retraite, elles sont bien plus nombreuses que les hommes, surtout lorsqu’elles ont des enfants, à travailler à temps partiel… Comment expliqueriez-vous ce retour au foyer, qui même s’il reste marginal n’est peut-être pas pour autant anodin ? Pensez-vous comme Elisabeth Badinter que la société  s’efforce de ” remettre la maternité au cœur du destin féminin (10) ?”

Plusieurs remarques : le lamento sur la féminisation du monde me paraît de l’ordre de la sous-sous pensée. Primo, les dites « valeurs féminines » ne sont que des valeurs culturelles, renvoyant à une certaine idée de la féminité, comme je l’ai dit plus haut. Deuxio, de quel monde parle-t-on ? De la France ? De l’Afghanistan ? De l’Irak ? De la Chine ? Á bas les généralités ! Si « féminiser » veut dire un peu plus de douceur, d’amitié entre les êtres humains, faudrait-il s’en plaindre ? Enfin dans « le monde », justement, je ne vois pas que la violence, la dureté, l’exploitation, la prédation soient en si remarquable recul ! « Nos filles » : libres à elles de faire des choix différents de leurs mères. Mais est-ce bien de cela qu’il s’agit ? Le travail à temps partiel, dites-vous. Mais le choisissent-elles vraiment ? Ou bien s’y résignent-elles, faute de mieux ? Même question pour le dit « retour au foyer » ? Est-il libre ? Contraint ? Comme je l’ai précédemment souligné, le travail est ambivalent, à la fois condition de l’indépendance et en même temps souvent aliénation. Á l’évidence les conditions actuelles du travail sont aujourd’hui, pour de nombreuses femmes, difficiles, voire très difficiles. Alors entre un travail épuisant, inintéressant et mal payé, accompagné de la course pour aller chercher les enfants à la crèche, du non-partage des tâches ménagères et de l’injonction à être vives, dynamiques et séduisantes, peut-être certaines « choisissent »-elles – mais est-ce vraiment un choix ? – de rester à la maison. Dans les années 70 le MLF voulait la libération des femmes mais dans le cadre d’un changement global de la société. Le travail, oui, mais un travail libéré, lui aussi. Certes le monde a changé. Mais pas forcément comme nous le souhaitions, le voulions. Là est notre défaite.

Quels sont les objectifs qu’en cette deuxième décennie du XXIe siècle, en tant que féministe, vous estimez quant à vous devoir poursuivre ?

Les objectifs ne changent pas, il s’agit toujours de combattre ce qui fait obstacle à l’égalité des sexes et à la liberté des femmes. L’incarnation concrète de cette lutte peut prendre tel ou tel aspect particulier, variable selon les pays, le contexte… Sur la scène internationale, les problèmes sont si nombreux, les souffrances des femmes si grandes, qu’on ne sait pas quelle priorité nommer. Cependant, un enjeu me parait décisif : l’éducation des filles, en particulier l’éducation secondaire. Faire que toutes les petites filles, les adolescentes, les jeunes filles aillent à l’école, primaire et secondaire, j’insiste sur le « et ». On en est loin, très loin, les filles étant largement minoritaires dans l’enseignement secondaire.

L’association des quarante ans va-t-elle poursuivre son travail de diffusion et de transmission ? Quels sont ses projets les plus immédiats ?

Poursuivre ce travail de transmission, oui. Recensement des photos, des archives… Poursuite aussi des liens internationaux. Nous avons mis les interventions du congrès de décembre 2010 en ligne, nous allons aussi les éditer en version « archaïque » avec un livre à paraitre fin 2011. J’aimerais que se développe une sorte de réseau et de laboratoire d’idées autour des thématiques liées aux enjeux géopolitiques. J’ai suggéré une rencontre internationale de femmes en Tunisie, j’ai lancé l’idée, elle est en l’air, j’espère qu’elle retombera ! Quant à la scène française, elle sera, dans les mois qui viennent, largement occupée par la campagne pour l’élection présidentielle. L’association, avec d’autres évidemment, va s’efforcer de faire que la question des femmes n’y figure pas comme question subsidiaire mais comme l’une des questions principales.

lahuit.com/… 1. Sur cette journée, voir Je suis une femme, pourquoi pas vous ? Michel de Maule, 2010, p. 162-164. 2. Ibid.,p. 164-166. 3. Ibid., p. 268. 4. Ibid., p.18. 5. Ibid., p.32-34. 6. « Ces dix années qui ébranlèrent le patriarcat » in  Le féminisme et ses enjeux, Centre féderal FEN, Edilig, 1988 ; cet article est disponible sur le blog de Martine Storti, et à cette adresse. 7. Je suis une femme, pourquoi pas vous ? p. 79-80. 8. Ainsi que cela a été souligné lors du colloque « Les normes de genre dans la création contemporaine : reproduction/déconstruction», Centre Pompidou, 5-6 février 2010. 9. P. F. Paoli, La tyrannie de la faiblesse. La féminisation du monde ou l’éclipse du guerrier, Paris, François Bourin éditeur, 2010 ; et pour un point de vue contraire, et féministe, sur le masculinisme, voir le documentaire de Patric Jean, La domination masculine, 2008. 10. E. Badinter, Le conflit, la femme et la mère, Paris, Flammarion, 2010, p. 9.

Print Friendly, PDF & Email