“Féminisme intégral” et “féminisme décolonial” : deux faces d’une régression/restauration

Il fut un temps où l’on entendait souvent « je ne suis pas féministe, mais… » et s’égrenaient alors une série d’affirmations pour montrer que, quand même, le refus du mot ne signifiait nullement par exemple celui d’une certaine égalité entre les femmes et les hommes et plein d’autres choses encore.

Les temps changent. Certes subsistent quelques irréductibles à la Zemmour qui continuent à rendre responsables le MLF de la fin du monde, mais le mot « féminisme », voué aux gémonies il y a quelques années, est devenu très mode. Au « je ne suis pas féministe mais » a succédé le « je suis féministe mais ».

Mais quoi ? Mais « je ne suis pas » – et se déclinent alors toutes les variations selon les camps et les clans, « puritaine », « ringarde », « victimaire », « délatrice », « agente de la censure », « tenante de la guerre des sexes », « ennemie de la liberté sexuelle » et j’en passe, ou bien « raciste », « néocoloniale », « occidentale », « aveugle à l’intersectionnalité » et j’en passe encore…

La liste est assez longue des adjectifs qui désormais s’accolent au substantif féminisme : aux anciens « universaliste » et « différentialiste » se sont ajoutés : « blanc », « black », « afro », « antiraciste », « islamique », « musulman », « post colonial », « décolonial », « paradoxal », « intégral », « conventionnel », « médiatique », « policier » et sans doute j’en oublie !

Ce faisant, le mot féminisme flanqué d’un adjectif recouvre désormais des prises de positions et des conceptions totalement opposées. Ainsi, pour ne prendre que quelques exemples, se qualifient de féministes aussi bien des personnes qui critiquent le port du voile ou du burkini que celles qui le défendent ; ou bien celles qui luttent contre le harcèlement et celles qui voient dans la « liberté d’importuner » une « condition indispensable à la liberté sexuelle » ; ou encore celles qui identifient universalisme et racisme comme celles qui rabattent l’émancipation des femmes sur l’identité nationale.

Que les féministes ne soient pas d’accord entre elles n’est nullement un problème. C’est même plutôt un signe de santé dont il faut se réjouir. Mais ne s’agit-il toujours que de désaccords, de divergences ? S’agit-il d’une extension du domaine du féminisme ? Ou bien d’entreprises de brouillard et de brouillages, de détournement et de captation d’un mot, d’antiféminisme, voire d’ante-féminisme qui se déguisent en féminisme ?

La palme, si j’ose dire, revient autant aux promoteurs du « féminisme intégral », dernier adjectif arrivé sur la scène qu’à ceux du « féminisme décolonial ».

« Féminisme intégral »

Après le « nationalisme intégral » de Maurras, ou le « voile intégral » de certain-es islamistes, c’est un donc un « Osez le féminisme intégral ! » que prône la revue Limite. On savait que les fondateurs de la dite revue avaient été des animateurs de la Manif pour tous, se qualifiaient de « conservateurs », de « catholiques », mais « féministes », c’est assez surprenant ! Que proposent-elles, ces « féministes intégrales », dans le manifeste concocté par Eugénie Bastié, journaliste au Figaro, et Marianne Durano, agrégée de philosophie (je reprends la manière dont elles se présentent) ?

« Intégral » ne signifie nullement la prise en charge de l’ensemble des questions qui concernent les femmes. Il signifie la réduction des femmes, de la féminité à un seul aspect, la maternité et à la défense « des mères sacrifiées et des corps bafoués ».

Bafoués par qui ? Par quoi ? Par le féminisme dit « médiatique », le féminisme dit « conventionnel », le féminisme « beauvoirien », bref le mauvais féminisme porteur de la contraception, de l’avortement, de la PMA, de la GPA, tout cela mis sur le même plan et dans l’occultation totale de désaccords qui traversent les rangs des « féministes qui se trompent » !

Ce « féminisme intégral » n’est rien d’autre que la remise au goût du jour de la formule d’Hippocrate « tota mulier in utero », « la femme est tout entière dans son utérus ». Et l’ensemble des revendications avancées porte sur la prise  en compte de la maternité, qu’elle soit effective (congés, prise en charge des enfants non désirés) ou potentielle (diminution des avortements, déremboursement de la contraception, retour à des « méthodes de régulation naturelle » basé sur « des temps pour s’unir, des temps pour s’abstenir »…)

Ce retour au « monde d’avant » ne se donne évidemment pas comme tel mais s’habille, se déguise d’une triple manière en s’auto-proclamant « antilibéral »,  « écologique » et « féministe ».

Un triple habillage
Habillage antilibéral en mettant un signe égal entre libéralisme politique, libéralisme culturel et néolibéralisme économique. Limite n’inaugure pas cette assimilation des trois qui est une figure que l’on trouve dans tous les livres de Jean-Claude Michéa, ou dans la revue de la vieille « nouvelle droite » Eléments.

Habillage écologique en défendant la nature contre l’artifice, le chimique qu’est par exemple la contraception.

Habillage féministe qui joue sous deux registres.

Premier registre : les femmes, à cause de leur libération, ont été dépossédées de leur corps par un autre corps, le corps médical. Bref elles n’ont fait que « passer d’une soumission à une autre ». Mettre ainsi un signe égal entre les grossesses non désirées, les avortements clandestins qui parfois signifiaient mutilations, mort, ou bien emprisonnement avec la pilule, en effet c’est osé !

Second registre : l’égalité dans la sexualité. Le refus de la conséquence éventuelle d’un acte hétérosexuel, à savoir la grossesse, doit être de la responsabilité des deux partenaires, femme et homme. Pas de raison que la femme porte seule la charge contraceptive. Parfait. Et comment s’y prend-on ? Le Manifeste répond : « il est urgent de revaloriser la fidélité conjugale » et tout aussi urgent «  que les hommes retrouvent le sens de leurs responsabilités ». Comme avant ? Oui comme avant.

Si les hommes doivent en effet retrouver ce sens, c’est qu’ils l’ont perdu et qu’il existait avant. Avant quoi ? Avant la déplorable révolution sexuelle, avant Mai 68, avant les funestes années 70. Dans cet « avant » idyllique dont la littérature des siècles passés nous donnent un aperçu, pas de mariages contraints, pas de femmes abandonnées parce qu’enceintes, pas d’infidélités et tromperies de l’épouse mais le plus souvent de l’époux…

Il est étrange de voir des jeunes femmes reprendre à leur compte une si traditionnelle conception de de la féminité, du féminin, du partage sexuel entre les femmes et les hommes, de la place et du rôle des femmes.

C’est évidemment leur droit de s’y inscrire et de s’atteler à sa restauration. Mais leurs ancêtres avaient plus de courage, qui ne se baptisaient pas féministes !

« Féminisme décolonial », « paradoxal »

Il est non moins étrange et inquiétant que soit qualifiée de « féministe » une autre restauration mise en œuvre dans un bord en apparence opposé au nom d’un féminisme non plus « intégral » mais « décolonial » et « paradoxal », pour reprendre les deux adjectifs utilisés par la porte-parole du PIR (Parti des indigènes de la République).

L’adjectif « décolonial », comme d’ailleurs l’adjectif  « néo-féministe » a aujourd’hui plusieurs sens. Je prends ici celui que lui donne Houria Bouteldja dans différents textes d’abord publiés sur le site du Parti des Indigènes de la République puis repris dans son livre Les Blancs, les Juifs et nous (Ed. La Fabrique 2016).

Ne niant pas « la virilité testostéronée du mâle indigène » et ses effets de violence contre les femmes, Houria Bouteldja la considère comme la  « part qui résiste à la domination blanche », ou encore comme « un effet du patriarcat blanc et raciste » (p.97). Puisqu’il s’agit de résistance à « la domination blanche », toute dénonciation de ces violences ou de ce machisme relève du racisme, du colonialisme, de l’islamophobie, même si ces refus ne viennent pas des « féministes blanches » mais des « non blanches », tandis qu’« un féminisme décolonial doit avoir comme impératif de refuser radicalement les discours et pratiques qui stigmatisent nos frères et qui dans le même mouvement innocentent le patriarcat blanc » (p.95)

Aucune responsabilité, on l’aura compris, des hommes « non blancs » dans l’oppression des femmes  « non blanches », puisqu’ils ne sont que des victimes du « patriarcat blanc et raciste ». Que doivent alors faire les femmes « non blanches »? Rien d’autre que supporter la violence sans se revendiquer d’un féminisme qui divise et qui détourne de l’enjeu principal, la lutte contre le racisme des « Blancs » à l’égard des « non Blancs ». Aux femmes donc de se taire, se sacrifier, payer le poids et le prix de la lutte antiraciste et anticoloniale.

Le fardeau des femmes non blanches
Les positionnements « décoloniaux » alourdissent singulièrement le fardeau des femmes « non blanches ». En tant que telles, elles peuvent être victimes du racisme des « Blancs », et en tant que femmes elles peuvent l’être à la fois du sexisme des « Blancs » et de celui des « non Blancs ». Mais si elles peuvent légitimement dénoncer le premier – et cela leur est même un devoir politique – elles ne peuvent pas dénoncer le second puisqu’il n’est, nous l’avons vu, que la seule « stratégie de survie » dont dispose l’homme « non blanc » en réponse au racisme, et à l’humiliation qu’il subit. Au silence et à la tolérance qu’elles se doivent de respecter s’ajoute le devoir d’allégeance à la communauté dont le port du foulard est l’un des signes. Selon Bouteldja, le foulard envoie « un message clair à la société indigène : nous appartenons à la communauté et nous l’assurons de notre loyauté ». 

« La critique radicale du patriarcat indigène est un luxe », et le féminisme  est « comme du chocolat », sauf à être « décolonial » c’est-à-dire « un féminisme paradoxal qui passera obligatoirement par une allégeance communautaire[1]

« Féminisme paradoxal » ? Ou liquidation du féminisme ? A se demander pourquoi la porte-parole du PIR tient tant à reprendre ce mot de féminisme qu’elle vide de tout son sens.

Car où est le féminisme quand la réponse à ce qui est présenté comme une « injonction à l’émancipation » par les Blancs, est l’injonction à « l’allégeance communautaire » ?
Où est le féminisme quand celles qui, de même origine géographique ou de même culture ou de même religion, dénoncent le machisme ou le sexisme de leurs pairs sont considérées comme des « intégrationnistes » – injure suprême -, des vendues à l’Occident, des complices de l’islamophobie et de l’impérialisme, des femmes qui « prennent l’identité de l’autre, l’oppresseur, le raciste, le colonisateur » ?

Où est le féminisme quand leur est refusé le droit à « la politisation de leur intimité[2] » droit conquis par les « féministes blanches » lorsqu’elles affirmèrent le « privé est politique », ce qui a permis de faire sortir de « l’intimité », donc de donner un statut politique – et non de mœurs et non de traditions – à la subordination des femmes, aux violences conjugales, au travail domestique, et tant d’autres choses encore ?

Où est le féminisme quand celles qui ne se plient pas à des traditions sont assurées de ne pouvoir compter sur aucune solidarité de la part des « décoloniales », si peu sensibles à la stigmatisation des « non voilées » et même l’encourageant ?

Quant à celles qui portent le voile parce qu’on les y oblige, qu’elles ne comptent pas sur le moindre geste de solidarité, car mettre en cause cette obligation serait retomber dans la stigmatisation des musulmans, des racisés, des opprimés ! Lourd fardeau des « non blanches » quand celles et ceux qui prétendent les incarner, parler en leur nom, leur font porter à la fois une réponse au racisme, et une identité essentialisée, leur ôtant ainsi tout droit à l’autonomie, à la singularité, à l’individualité, à la subjectivité.

Si certain-es antiracistes croient remporter une grande victoire en racialisant le féminisme, ils se trompent. L’instrumentalisation des identités par les Indigènes de la Républiques est symétrique de celle opérée par d’autres au nom de l’identité nationale.

Combattre l’instrumentalisation du féminisme que certains-es mettent en œuvre non seulement contre l’islamisme et l’islam mais aussi contre les Musulman-es est un impératif. Mais il est tout aussi impératif de refuser ce détournement du féminisme en assignation identitaire et communautaire et surtout en culpabilisation des femmes qui ne s’y plient pas.

Le « manifeste pour un féminisme intégral » se termine sur la dénonciation du « mépris de tout enracinement et de toute communauté » Sous cet angle, l’« intégral » des un-es et le « décolonial » des autres se rejoignent ! Mais le premier s’habille dans l’antilibéralisme et l’écologie, le second dans l’anticolonialisme et l’antiracisme.
Dans les deux cas des déguisements.

Le « féminisme intégral » dit : « nous ne voulons pas de cette émancipation-là, car elle est libérale, anti-écolo, soumise à la science, à l’artifice, la médecine, annule la différence des sexes, oublie le corps maternel … »

Le « féminisme décolonial » dit : « nous ne voulons pas de cette émancipation-là car elle est blanche, néocoloniale, raciste, islamophobe… »

N’est-ce-pas en fait s’émanciper de l’émancipation qui est dans les deux cas l’objectif ?

[1] Houria Bouteldja Pierre, Djemila, Dominique…et Mohamed 8 mars 2012, sur indigenes-republique.fr

[2] Félix Boggio Ewanjé-Epée et Stella Magliani-Belkacem, Les féministes blanches et l’empire, Ed La fabrique p.67

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