Entretien sur Blog Egalités (Libération) 14 juin 2016

Béligh Nabli – Le prisme identitaire tend à masquer voire neutraliser nombre d’enjeux sociaux et sociétaux. L’emprise de la question identitaire dans le débat public ne tend-elle pas à brouiller le(s) discours(s) féministes(s) ?

Martine Storti – Le mouvement féministe a été et est toujours traversé par la question de l’identité. Il s’est d’ailleurs en partie constitué sur cet enjeu, avec la mise en cause d’une conception figée, stéréotypée du féminin et de la féminité. Je renvoie, sans développer, au fameux «on ne naît pas femme, on le devient» de Simone de Beauvoir.

Le mouvement s’est aussi divisé sur cet enjeu de l’identité, puisque à la question «qu’est-ce qu’une femme ?» une multiplicité de réponses peut être apportée. Mais plus récemment, il est incontestable que l’adjectif féministe renvoie à des positionnements différents sur l’enjeu de l’identité au sens de l’identité nationale, ou à propos du débat sur le voile, l’islam, la laïcité… Or tout se passe comme si ces prises de position différentes n’empêchaient pas de se qualifier de féministe.

Brouillages des discours féministes, dites-vous. Mais le brouillage est partout. Il est dans la laïcité qui de principe politique a été transformée par certains-es en principe identitaire. Même processus à propos de l’émancipation des femmes rabattue sur l’identité française, et même européenne et même occidentale, ce qui est une manière de balayer les luttes séculaires qui ont permis de la conquérir, luttes menées par des femmes et parfois aussi des hommes contre les religions, les traditions, les préjugés, le patriarcat, la droite, la gauche…

Mais le brouillage n’est pas moindre du côté de celles et ceux qui font du féminisme l’autre nom du néocolonialisme, de l’impérialisme et même du racisme, autre et ancienne manière de l’occidentaliser. A une affirmation identitaire par les femmes que certain-es manifestent depuis plusieurs années à travers le voile et dans quelques cas la burqa, ou à travers le refus de la mixité, la condamnation de l’émancipation, il faut répondre par des principes politiques. Et non par une autre affirmation identitaire, qui établit une sorte de nationalo-féminisme et officialise un affrontement qui prend les femmes comme objets et otages. Ce n’est certes pas nouveau. Il y a longtemps que l’on sait que les femmes peuvent être instrumentalisées, être la mesure d’autre chose qu’elles-mêmes : du pouvoir, de la démocratie, de l’identité, de l’occidentalisme ou de l’orientalisme.

BN – En quoi l’analyse de l’ordre social à partir du prisme identitaire mène à une impasse ?

MS – La question de l’identité nationale a fait son retour sur la scène française au début des années 80, avec un autre retour, celui du Front national. Il faut souligner ce point : les débats sur l’identité n’ont pas surgi avec la montée de l’islamisme, l’apparition du voile, le terrorisme, qui n’étaient pas à l’ordre du jour.

Ayant vécu ces années, je n’ai pas oublié l’étonnement qui fut le mien face à la rapidité avec laquelle s’imposa un questionnement sur l’identité française et comment il devenait soudain urgent — et pas seulement pour l’extrême droite — de savoir qui et quoi étaient français ou ne l’étaient pas. Décennie après décennie, c’est la conception d’une identité française, fermée, ethnique, exclusive, xénophobe, raciste, nationaliste qui a gagné du terrain. Et décennie après décennie c’est aussi l’identité qui est devenue un enjeu principal.

Pas un jour en effet sans que le mot identité ne soit prononcé et son cadrage requis pour approcher la France, la nation, la république, la religion, la culture, le passé, l’héritage, le sexe, le genre… Le joujou de l’identité nous a tellement plu que nous sommes passés de l’identité à l’identitaire, l’adjectif pouvant être aussi substantif, construisant une idéologie et une politique, du moins un fonds de commerce.

Cette approche par le prisme de l’identité est partagée, elle se situe dans des camps en apparence opposés mais qui ont un fonctionnement semblable. Pour le dire clairement, la division en «de souche» et «pas de souche» et celle en «Blancs» et «non Blancs», que par exemple le parti des Indigènes de la République brandit sans cesse, relèvent pour moi du même logiciel : celui qui fige l’identité, qui assigne à résidence identitaire, qui renvoie sans cesse à l’origine, qui fait d’elle l’essentiel de l’individu. Et qui en conséquence nie les différences sociales, la singularité des parcours, anéantit les subjectivités.

Plus grave encore, un glissement peut s’opérer de l’identité à la citoyenneté. C’est ce qui se dit dans une pétition lancée l’an dernier par Denis Tillinac, pétition publiée par Valeurs actuelles et signée notamment par Pascal Bruckner, Alain Finkielkraut, Nicolas Sarkozy, Philippe de Villiers, Eric Zemmour…

Le texte de cette pétition non seulement qualifie les églises de «sentinelle de l’âme française» mais les articule avec la «citoyenneté». Le glissement est total : non seulement l’identité française est alors articulée à la catholicité (alors que celle-ci n’en est qu’une composante), mais y est adossée aussi la citoyenneté alors qu’il s’agit d’un concept juridique et politique.

Il faudra se souvenir qu’en juillet 2015, des personnalités de tous ordres ont compris qu’il était possible, sans susciter d’autres réactions que des moqueries ou les habituelles accusations de racisme, d’islamophobie ou d’intolérance, de signifier qu’elles veulent nous faire revenir à la France «serrée autour de ses églises et de ses cimetières, communiant dans le culte des ancêtres», je reprends là les termes de Zeev Sternhell dans son beau livreNi droite ni gauche, soit le programme nationaliste de la fin du XIXe siècle, qui installe une différence non surmontable entre les Français dont «l’âme est française» et ceux qui ne sont que des citoyens.

BN – La complexité de ces problématiques contraste avec le manichéisme qui règne le plus souvent dans le débat public. Comment échapper à cet ordre binaire ?

MS – Le manichéisme et l’ordre binaire permettent un fonctionnement à l’intimidation et à l’injonction. En outre ils plaisent aux médias, en particulier audiovisuels, mais pas seulement. Certains titres de la presse écrite s’y complaisent aussi. Je ne suis évidemment pas défavorable aux désaccords, au dissensus, conditions même de la démocratie. Cependant manichéisme, binarisme ne permettent pas de cheminer dans une réflexion, de tenter de s’emparer de la complexité, bref de penser ; ce qu’ils permettent, c’est de produire du spectacle, qui veut des gagnants et des perdants, du simplisme et du choc, du sang qui coule et même à gros bouillons.

Comment y échapper ? Je n’ai sûrement pas la totalité de la réponse. Mais est-il possible de demander aux journalistes de refuser ce type de pratique ? Est-il possible d’exiger que les femmes et les hommes politiques ne s’y vautrent pas ? Est-il possible de demander aux intellectuels de ne pas cautionner ce fonctionnement médiatique ? La responsabilité, celle de tous, les politiques, les journalistes, les intellectuels, les citoyens… est de signifier l’exigence d’autre chose. Et d’en faire la pédagogie. Se joue là une composante de l’éthique démocratique.

http://egalites.blogs.liberation.fr/2016/06/13/le-feminisme-lepreuve-de-lidentitarisme/

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