Plusieurs séjours au Kosovo, de 1999 à 2001 et ce journal de bord pour dire un Kosovo au quotidien, dans la compagnie que quelques femmes et hommes de Vushtrri ou de Mitrovica ou de Vidishiq, loin des stéréotypes, des représentations obligées…
Pour dire aussi l’enjeu de l’éducation en situations d’urgence
EXTRAITS
“Comment ça s’est passé exactement, je ne le sais plus. Mais l’ai-je jamais su ? Y a-t-il eu un instant particulier où quelque chose s’est produit qui a fait que le Kosovo est entré dans ma vie dans le courant du mois d’avril 1999, et qui ne m’a plus lâchée depuis ? Quelque chose d’assez fort qui me fasse sortir de mon trou, qui rende impossible que je continue, jour après jour, à regarder les images à la télévision sans rien faire.
Pas la première fois pourtant que la télévision nous abreuve de drames, de tragédies, de guerres, de gens perdus sur les routes, d’enfants apeurés. Elle adore ça la télé, et nous aussi. On regarde, on s’apitoie, on verse une larme, mais on ne bouge pas. on souffre de cette souffrance, mais on ne fait rien. On ne sait d’ailleurs pas exactement quoi faire, on est coincé entre l’apitoiement, la révolte et l’impuissance. On passe à autre chose, à un autre drame, à sa propre vie, on digère, on évacue, on oublie.
Mais là quelque chose d’autre s’est joué qui m’a obligée à bouger(…)Est-ce cette accumulation d’images et de récits, ce que certains ont dénoncé comme un matraquage médiatique, qui a été décisive ou bien telle ou telle séquence particulière, telle celle de cette infirmière d’une organisation humanitaire pleurant devant l’enfant qu’elle tenait dans ses bras et qui avait vu, nous disait-on, sa jeune soeur brûlée vive, ou encore une autre, celle d’un homme avançant péniblement sur un chemin enneigé et tirant sur une couverture une vieille femme qui ne pouvait pas marcher? (…) Aux meurtres, aux viols, à la déportation, à l’apartheid, s’ajoutaient le vol des papiers d’identité, l’arrachage des plaques d’immatriculation des voitures.
Je n’ai jamais, pour ma part, considéré que les Albanais étaient victimes d’un génocide. Mais cette destruction délibérée de l’identité administrative signifiait clairement la volonté d’une expulsion sans retour, attestait que des milliers de femmes et d’hommes n’avaient pas le droit de vivre là où ils étaient nés, qu’ils étaient de trop, peut être pas sur la terre entière, mais assurément sur celle-là. Cette négation identitaire a été l’élément qui m’a le plus troublée, même si d’autres raisons ont joué aussi : le fait que cette guerre se passait en Europe, à deux heures d’avion de Paris, comme on ne cessait de le répéter ; que la France y était engagée, ce qui la faisait rompre, enfin, avec la politique d’indulgence à l’égard de la Serbie qu’elle avait manifestée pendant les guerres de la dernière décennie dans l’ex-Yougoslavie ; que l’intervention militaire de l’Otan paraissait si mal pensée, sans objectifs clairement affichés, qu’on pouvait craindre qu’elle n’aboutisse pas.
(…)C’est un petit village qu’on atteint par un chemin, à quelques kilomètres au nord de Skenderaj. Ruelles étroites en terre battue, toits effondrés, poutres calcinées, murs troués, ruines qui s’étalent au soleil et qui donnent l’impression d’un village fantôme. “La plupart des habitants sont à Skenderaj, à Vucitern, à Mitrovica” m’explique le lieutenant I. Mais au détour d’un chemin, devant l’épicerie détruite, trois hommes assis par terre à côté de quelques bouteilles de Coca-Cola et de paquets de gâteaux posés sur des cartons(…) Un jeune homme nous demande de le suivre, il nous emmène dans un petit champ, il nous montre sept tombes en terre battue : “ce sont sept hommes tués par les Serbes, il y a mon oncle et mon cousin, mais personne n’est encore venu ici, le charnier est trop petit (…)
Pour la première fois, l’interprête serbe est descendue de voiture, elle aussi grimpe jusqu’à la maison dont il ne reste que quelques pans de mur. En face des décombres, à quelques mètres, une cabane faite de rondins de bois, avec un toit en tôle ondulée recouvert de paille. Qu’était-ce avant ? Une petite bergerie? Un poulailler ? Maintenant c’est dans cette cabane que cette famille de sept personnes – deux parents, deux grands-parents, trois enfants – vit depuis son retour d’Albanie(…) Je reste stupéfaite. L’ONU, le HCR, la KFOR, Trois cent cinquante ONG présentes au Kosovo, et ces gens qui vivent comme des bêtes, à qui une tente n’a même pas été distribuée et qui se nourrissent de pain et du lait d’une vache”(…)
En arrivant à Mitrovica, un fax de Paris m’attend aux ACM : la région Île-de-France voudrait réhabiliter un lycée et la région Rhône-Alpes est disposée à donner 2,5 millions pour le lycée de Vushtrri. De contentement j’embrasse le colonel H. J’appelle immédiatement le maire Minuk : “quand les travaux vont-ils commencer ?” “Je réponds “fin octobre”, d’un ton très assuré. “Bon, c’est d’accord, je vous donne le lycée Muharrem Bekteshi, si les Suédois viennent, je leur donnerai le lycée technique.” Terribles formules. Où sont les Kosovars dans toutes ces opérations?
(…) Je suis assise à côté de Rizah, et quand la musique s’interrompt, c’est comme si notre conversation de l’après-midi se poursuivait : “mon père était mineur, chaque jour il allait à pied de Pasoma à Trepça, une vingtaine de kilomères aller-retour, ensuite, quand il a pris sa retraite, il est devenu jardinier à Mitrovica, il est mort en 1992 (…) Ma mère a disparu, je ne sais pas où elle est, je ne sais pas si elle est morte ou vivante, elle habitait Vushtrri, elle avait quitté sa maison pour rendre visite à mon frère, à la sortie de la ville. Elle était chez lui quand les Serbes les ont obligés à partir, les autobus étaient bondés, elle n’a pas pu monter dans celui où est monté mon frère, depuis, on ne l’a plus revue, on ne sait pas ce qui lui est arrivé, j’ai donné son nom à tous les organismes qui cherchent les disparus, elle avait 76 ans, elle n’était pas en très bonne santé, je pense qu’elle est mortemais je ne sais pas si elle est morte au Kosovo ou en Macédoine, en Albanie ou ailleurs, je ne sais pas si elle est morte d’une crise cardiaque ou si elle est morte massacrée, vous savez, il y a beaucoup de familles qui ont des disparus, on attend, on attend de savoir, on ne sait rien…”
©Ouvrage publié en albanais (traduction de Lemane Kullashi) aux éditions Libri Skhollar (Pristina. 2003) sous le titre “Ditar nga Kosova Urgjenca për shkollën”.Cahiers du Kosovo.
Editions Textuel. Septembre 2001
Revue de presse
Nicolas Truong, Le Monde de l’éducation, octobre 2001
“Des barricades du Quartier latin aux écoles du Kosovo, le paysage change, pas les motivations de Martine Storti. Le combat de l’inspectrice générale : éduquer, quoi qu’il en coûte.”Michel Rouger, Ouest France, 20/21 octobre 2001
“C’est une chronique de retour à la vie que propose Martine Storti, qui prend une dimension universelle…”Alain Decaux, Le Figaro littéraire, 15 novembre 2001
“Il faut suivre l’auteur à la trace, roulant à toute allure dans un 4X4 de l’armée française à la recherche d’autorités introuvables, courant de bureau en bureau pour démarcher les compétences, cotoyant en même temps le malheur quotidien et la cocasserie administrative, la cordalité des militaires français et la haine recuite des Serbes et des Kosovars(…) Comme les Américains sauraient raconter une telle histoire au cinéma ! Il m’étonnerait de voir un producteur français y songer.”Agnès Muller, Les dernières nouvelles d’Alsace, 25-26 décembre 2001
“Martine Storti vérifie la thèse qu’elle défend avec force : dans les pays en guerre, l’action éducative doit faire partie de l’action d’urgence.”Mouv’ance, novembre 2001
“Un témoignage passionnant, quand l’école devient urgence humanitaire.”Joël Hubrecht, Esprit, décembre 2001
“Le témoignage de Martine Storti, en remettant en cause nombre d’a priori, permet d’approcher la réalité(du Kosovo] et de mieux comprendre les femmes et les hommes qui y vivent.”Jean-Paul Champseix, La Quinzaine littéraire, 1-15 janvier 2002
“L’intérêt de l’ouvrage réside dans le regard porté sur le terrain…”Marie-Louise Bernasconi, Réforme, 7-13 février 2002
“… Journal de bord passionnant qui renverse bien des idées reçues.”Gilles Wolfs, revue Le détour, 2003
“A travers ce superbe carnet de bord, Martine Storti dresse un tableau plein d’émotions de son Kosovo, de son action en faveur des enfants afin de leur permettre de sortir de la guerre, de la souffrance et d’aborder la réconciliation.”