C’est une histoire qui commence un soir de juin 1976. Un appartement haut perché, les fenêtres ouvertes sur le Jardin des plantes, nous étions quatre filles, quatre copines, Hélène Bellour, Marie-Odile Delacour, Evelyne Le Garrec, et moi-même. Trois d’entre nous étaient journalistes, il serait plus juste d’ailleurs de dire ” travaillaient dans un journal” car il n’est pas certain que nous nous définissions comme “journalistes”. Evelyne travaillait dans un hebdomadaire, Politique Hebdo, Marie-Odile venait d’en démissionner et allait bientôt entrer à Libération où j’étais depuis presque deux ans (évidemment le Libé d’alors a peu à voir avec le Libération actuel).
A chacune de nos rencontres, revenaient de continuelles lamentations : les papiers qui passaient difficilement, les injonctions qui nous étaient souvent faites de “prendre des distances avec le Mouvement des femmes”, surtout l’obligation de se couler dans un moule, dans un style, dans une manière de traiter l’information.
Mais ce soir-là, était-ce la chaleur de l’été commençant, la vigueur du Sidi-Brahim, l’ennui de la plainte constante, l’idée d’un journal a surgi, un journal qui serait fait par des femmes, mais pas un journal féminin. Un journal où nous pourrions écrire “librement”, sans devoir, pour qu’un article écrit devienne un article publié, en passer par “un regard de mecs” et un “pouvoir de mecs”, pour reprendre nos expressions de l’époque.
Oui c’est ce soir-là, que Histoires d’elles qui ne s’appelait pas encore ainsi, qui ne s’appelait même pas du tout, s’est esquissé, porté d’abord par le ras-le-bol de trois femmes à l’égard des journaux dans lesquels elles travaillaient, journaux qui étaient d’extrême-gauche, ce qui n’empêchait ni les rapports de pouvoir, ni la censure, ni le positionnement parfois assez hostile au mouvement féministe ou à certains de ses combats
Pendant l’été, pendant les vacances, Marie-Odile, Evelyne et moi, on a poursuivi la réflexion, et d’abord sur la question du journalisme, du rapport des femmes au journalisme, des féministes au journalisme, ce qui a d’ailleurs donné lieu à un texte à trois voix publié en octobre 1976 dans le numéro 13 des Cahiers du Grif consacré au langage “Elles con-sonnent”.
Et puis, nous nous sommes mises à parler à d’autres de ce projet de journal, à des filles du mouvement, des femmes que ça intéressait, qui avait envie de se confronter à ça, à l’écriture, à la photo, à la maquette, avec d’autres, dans un journal, pas satisfaites, elles aussi, de ce qu’elles faisaient là où elles étaient, ou de ce qu’elles lisaient, ou voyaient, ou entendaient, et qui avaient des envies, des idées d’autre chose…
Peu à peu, l’affaire a pris tournure, si je puis dire, nous nous sommes retrouvées pas mal à travailler sur un projet, dans ce désir partagé d’un journal qui parlerait des femmes, bien sûr, des féministes, de leur oppression et de leurs luttes, de leurs désirs, de leurs créations, de leurs idées etc. Mais aussi, mais surtout peut-être – et en cela le projet était nouveau sur la scène française du moment – nous voulions créer un journal qui traiterait de tous les problèmes du monde, un journal où les femmes pourraient dire ce qu’elles ont à dire sur la guerre, ou sur la politique, ou sur le nucléaire, ou sur la justice, ou sur le terrorisme, pourraient regarder le monde à leur façon, loin des “schémas masculins”. C’était cela notre idée directrice: avancer, produire le regard de femmes-féministes sur le monde.
On a eu de multiples réunions, textes, discussions, dîners, on a créé une association pour éditer le journal, on l’a baptisée l’APIFF (association pour une information féminine et féministe). Pour le titre, on a hésité, L’enragée, La parole, L’effrontée, La dent dure, La plume au vent, La vive, L’allumette, Comment ça va ?, Tempête… Finalement, on est tombé d’accord sur Histoires d’elles, elles, des femmes, des histoires au pluriel, diversité des vies, des idées, des regards, des points de vue…
Il y a eu un numéro zéro pour présenter le projet et lancer une souscription, comme cela se faisait beaucoup à l’époque, daté du 8 mars 1977, avec la “Une” faite de visages de fillettes et de femmes et d’une silhouette féminine où s’écrivait un texte présentant le projet : “les femmes ont un regard autre à jeter sur l’Histoire telle que les hommes l’écrivent chaque jour à travers les gros titres de leurs journaux, le fracas de leurs radios et de leurs télévisions. Elles ont autre chose à en dire. Quand Mao Tsé Toung est mort, nous avons eu envie de parler du mythe viril du héros révolutionnaire et de sa contribution à l’oppression en général et à la nôtre en particulier. Quand la France suspend son souffle pour élire des maires et des conseillers municipaux, nous voulons voir de plus près ce que les femmes ont à gagner ou à perdre dans cette histoire… Nous voudrions que ce journal serve à dégager la définition d’une politique des femmes, d’une vie, d’un monde bouleversé radicalement par l’action des femmes, la seule à pouvoir opérer un tel bouleversement.”
Dans les pages intérieures de ce numéro figuraient les noms de l’équipe, cités par ordre alphabétique : Hélène Bellour, Pascaline Cuvelier, Marie-Odile Delacour, Claude Darré, Nancy Huston, Evelyne Le Garrec, Catherine Leguay, Chantal Mollet, Leïla Sebbar-Pignon, Martine Storti, Dominique Victor-Pujebet. C’est important, me semble-t-il, que ces noms soient aujourd’hui cités, nous sommes désormais dans une période où l’écriture de l’histoire de ces années-là est devenue un enjeu, qu’il s’agisse de mai 68, du féminisme et plus globalement des années 70, certain(e)s s’appropriant l’histoire dans une auto-célébration individuelle d’autant plus grande qu’à l’époque, il, elle, prétendant se fondre dans un anonymat collectif. Histoires d’elles fut une aventure et un travail collectifs, mais pas anonyme et la plupart des articles furent signés, non pas seulement d’un prénom mais aussi d’un nom.
Donc ce numéro zéro en mars 1977 et, pour accompagner son lancement, l’organisation d’une “rencontre européenne de la presse féministe”, le samedi 12 mars, avec des femmes d’autres journaux ou revues féministes français du moment et des femmes venues d’autres pays, d’Italie avec Effe, d’Allemagne avec Emma, de Belgique avec Les Cahiers du Grif et Bécassine en lutte, d’Angleterre avec Spare Rib et Sappho, d’Espagne avec Vindicacion feminista et Dones de la mar, de Suède avec Information B…
Ce numéro zéro lançait une souscription : “un million de francs, telle est la somme nécessaire pour que vous trouviez Histoires d’elles chaque semaine dans les kiosques à partir de septembre”.
Au départ, en effet, nous voulions faire un hebdomadaire et même l’idée n’était pas de faire un journal de bénévoles, non, nous voulions que des femmes puissent y travailler avec un salaire, certes fort modeste, comme d’ailleurs l’étaient à l’époque les salaires de Libération, mais un salaire cependant, garantie en quelque sorte que des permanentes salariées consacreraient tout leur temps à l’entreprise. Nous avions fait nos comptes et j’ai d’ailleurs conservé les différents plans de financement que nous avions élaborés où figurent les dépenses et les recettes potentielles. Bref, avec un million de francs, des salaires pour 15 permanentes, mais oui, une diffusion à 50 000 exemplaires, des abonnements, nous avions conclu qu’on pouvait s’en sortir. A tout le moins tenir les trois mois pendant lesquels il faut attendre que rentre l’argent des ventes. Un million de francs, “de nouveaux francs” précisions nous, soit “cent millions de centimes”, c’était beaucoup et pas beaucoup, nous le disions, nous répétions : 5000 abonnements à 200 F et le million est récolté.
Plus facile à dire qu’à faire! En fait il nous a fallu rabattre nos ambitions. Pas de salaires et un mensuel au lieu d’un hebdomadaire. Mais un numéro 1 en novembre 1977 puis, chaque mois, un numéro avec une maquette identique jusqu’au numéro 6 en juillet 1978 (avec, dans l’équipe et au fil des mois, des noms supplémentaires, Yeza Boulahbel, Michèle Coulomb, Dominique Doan, Luce Penot, Dominique Worms, Caty N’Diaye, Barbara Rosenberg, Ruth Stegassy, Martine Weiler Deletang et pas mal de collaboratrices occasionnelles.
A cette date nous sortions un quatre pages de bilan, avant la pause estivale et un redémarrage à l’automne : “Politique. Quotidien. Imaginaire. C’est dans ces espaces-là qu’on travaille. En rupture. Pour des ruptures. Rompre avec la pratique traditionnelle du journalisme… Rompre avec le féminisme orthodoxe: la sécurité des femmes entre elles, la sororité mythique, la bonne parole à diffuser, la ligne juste, l’institution du féminisme…”
Il y avait eu aussi, en juin, une fête, la fête d’ Histoires d’elles, à Paris, au Bataclan, une fête entre femmes où des centaines sont venues, non pour tenir un meeting, mais pour bavarder, chanter, danser, être ensemble…
Avions-nous tenu notre pari, nos objectifs? Le regard “femme sur le monde” fut aussi l’expression et parfois? souvent? l’étalage de nos subjectivités, tant était fort notre désir de dire, lesquelles subjectivités pouvaient produire de bonnes choses mais aussi de mauvaises, évidemment. Les débats étaient vifs, rudes même, il y eut des rires et des larmes, des fêtes et des bouderies…Histoires d’elles réussit aussi à mener des enquêtes, à aborder des questions d’actualité autrement, par exemple le rapport à la violence politique, au terrorisme, au maniement des armes, qu’il s’agisse des Brigades rouges en Italie, de la Fraction armée rouge en Allemagne, de la lutte des Chilien(ne)s contre Pinochet…Il y eut une tentative, partiellement réalisée quand même, d’inventer quelque chose, dans la forme et dans le contenu. Des textes, un ton, et puis la maquette, le graphisme, nouveaux, libres, avec des photos ou des dessins liés à ce qui était écrit mais valant aussi pour eux-mêmes ; chaque “Une”- je dis “Une” plutôt que “couverture” car, malgré sa périodicité mensuelle, il s’agissait bien d’un “journal” et non d’un “magazine »- était, dans sa forme, presque un sommaire, en tout cas un édito.
Nous avions réussi à avoir mille abonnements et chaque numéro se vendait à dix mille exemplaires. Pas si mal, mais largement insuffisant pour salarier des permanentes et faire Histoires d’elles à plein temps.
A partir de l’automne 78, le journal reparut sous une forme différente, moins coûteuse, et l’aventure continua jusqu’au printemps 1980, avec des femmes du début qui étaient restées, d’autres qui s’en étaient allées, encore d’autres qui s’étaient jointes à l’aventure.
Martine STORTI
Septembre 2010